« Regarder plus que filmer »

Loin de la spectacularisation des fictions et des reportages, certains documentaristes poussent les portes de la police. Pour un résultat exceptionnel. Tel est le cas de Mosco Boucault.

Jean-Claude Renard  • 15 juillet 2010 abonné·es

En 1982, avec Faits divers , Raymond Depardon posait sa caméra dans un commissariat de quartier du Ve arrondissement parisien. S’y succédaient de menues affaires judicaires, anodines et tragiques. Depardon ne sollicitait pas l’événement. Il enregistrait. Plus de vingt ans après, Mosco Boucault [^2] a livré un pendant au film de Depardon, avec un travail au long cours, étiré sur plusieurs années, Roubaix commissariat central, affaires courantes. Au gré des jours : un différend familial ; une tentative de vol avec violence ; un incendie criminel ; la fugue d’une jeune adolescente ; un viol dans le métro ; le meurtre d’une personne âgée. Autant de récits qui disent la ville, autrefois prospère, aujourd’hui en déclin. L’intérêt du film, véritable portrait sociologique, repose sur la durée, d’une enquête à l’autre, à travers une caméra qui révèle les temps de pause, les interrogations, les moments brutaux, d’autres laborieux. Mosco Boucault ne suggère pas. Il ­montre. La vie telle qu’elle est. Du cinéma direct, sans fioritures. Après, c’est affaire de négociations avec le matériau, une affaire de montage qui fait que le film apparaît comme un recueil de nouvelles. Foin de spectaculaire. Aucune empathie, pas plus d’antipathie. Mais une proximité au prix d’une conscience rigoureuse, d’une honnêteté intellectuelle.

**Politis : Qu’est-ce qui a présidé à  *Roubaix, commissariat central ?

Mosco Boucault : Roubaix était prévu pour faire partie de la série « En-quête(s) de police » : une ville, une affaire criminelle, une enquête. L’affaire devait raconter la ville : on ne tue pas pour les mêmes ­raisons à ­Abidjan qu’à Philadelphie. L’enquête devait évoquer une culture : on n’enquête pas de la même manière à Roubaix qu’à Palerme. Le film, sous des dehors de polar documentaire – puisque l’affaire est vraie, l’enquête et l’enquêteur également –, avait pour objectif de parcourir la ville, les maux de la ville.

Quelles ont été les conditions
de réalisation ?

À Roubaix, en repérages, je me suis rendu compte que je ne trouverais pas une affaire susceptible de donner la matière d’un film de 90 minutes. Il y avait des affaires de l’ampleur d’une nouvelle, mais pas d’un roman. Mais ces nouvelles racontaient bien une ville de province autrefois prospère. Le commissariat comme l’hôpital, les maladies comme les délits donnent des images d’une société. J’ai donc proposé à France 3 le portrait d’une ville non plus à travers une affaire criminelle, mais à travers plusieurs petites enquêtes judiciaires. Ce n’est pas le commissariat en soi qui m’intéresse. Mais les hommes qui y travaillent et ceux qui y échouent. Et regarder plus que filmer. Il fallait par ailleurs que j’aie l’accord des prévenus. Filmer des hommes sans voir leurs traits, c’est pour moi filmer des objets. Il fallait que j’aie leur autorisation pour ne pas avoir à flouter leurs visages.

A contrario des reportages tournés rapidement, pensez-vous que le documentaire, qui a le temps avec lui, donne une image plus subtile et complexe de cet univers ?

Le temps est la richesse des films. Le temps, non pour nous faire accepter, pour nous faire oublier, mais le temps pour ne pas faire de bruit, pour ne pas déranger, pour être avec et non être en face.

Dans ce cas, où se situe la bonne distance dans la réalisation ?

La bonne distance, c’est le silence d’abord. C’est ne jamais être du côté du fort. C’est filmer avec les oreilles, avec le cœur plus qu’avec les yeux. On voit plus avec les oreilles qu’avec les yeux.

Quel regard portiez-vous sur ces policiers français avant de tourner ? Ce regard a-t-il évolué ?

La police ? Si je pense au Vel d’hiv, si je pense à Mai 68, j’y suis hostile. Roubaix m’a complètement changé. Je n’ai pas eu face à moi « un corps » mais des hommes. Ils font un sale boulot. Ils sont confrontés du 1er janvier au 31 décembre à la face sombre des hommes. Et ce n’est pas une fréquentation anodine.

Ce film montre également que les prévenus sont eux aussi des hommes et des femmes. Comment une caméra parvient-elle à montrer ce réel si juste envers tous les protagonistes ?

J’ai une vision horizontale de la société. Un cordonnier a autant d’attrait qu’un savant. Et puis je me reconnais aussi bien dans les suspects que dans les enquêteurs. Je souligne : enquêteur. En quête de… Dans l’une des enquêtes, sur le crime d’une personne âgée, Annie tue non par haine mais par solitude et par amour. Elle veut être avec Stéphanie ; à défaut de l’être dans l’amour, elle l’est dans la mort, dans l’aventure meurtrière, puisque Stéphanie ne répond pas à son amour. L’amour, la solitude amoureuse, c’est nous, c’est chacun de nous. Et la colère devant la mort d’une vieille dame aussi. Annie, c’est moi ; et au commissariat, l’inspecteur Auverdin aussi.

[^2]: Il a également réalisé Des terroristes à la retraite ; Crime à Abidjan ; Berlusconi, l’affaire Mondadori ; la Fusillade de Mole Street.

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