Les paradoxes de la postcolonie

Achille Mbembe propose une étude sur la décolonisation africaine, et appelle
à un « New Deal » en faveur d’une démocratie effective.

Olivier Doubre  • 18 novembre 2010 abonné·es
Les paradoxes de la postcolonie
© À lire également : le livre de l’homme politique togolais Edem Kodjo, Lettre ouverte à l’Afrique cinquantenaire (Gallimard, 88 p., 12 euros).

Cinquante ans. Même si les commémorations en France furent plutôt discrètes, l’année 2010 a été celle du cinquantième anniversaire de l’indépendance des anciennes colonies françaises d’Afrique subsaharienne. Un événement propice aux bilans, aux regards rétrospectifs et aux enseignements pour mieux se tourner vers l’avenir. C’est ce à quoi s’est attelé l’historien et politiste Achille Mbembe, spécialiste de l’Afrique contemporaine, originaire du Cameroun et formé à Paris, enseignant à la Duke University de Durham aux États-Unis, mais aussi à l’université de Johannesburg en Afrique du Sud, où il vit depuis 1999. Un parcours qui lui a permis d’observer à la fois l’Afrique, ses rapports complexes et souvent douloureux avec l’Europe, son évolution depuis la « vague des décolonisations » jusqu’à l’actuelle mondialisation néolibérale. Le résultat est un livre dense et ambitieux, sans doute l’un des plus personnels de l’auteur, où s’entremêlent des registres différents, l’un « volontairement narratif et autobiographique » , d’autres davantage portés sur l’analyse du passé et des transformations en cours, d’autres encore sur l’élaboration de propositions pour « ouvrir la voie à une nouvelle pensée de la démocratie » sur le continent africain.

Né dans un village camerounais peu avant l’indépendance, Achille Mbembe commence par se remémorer les chants « de lamentation » de sa tante, souvent entendus pendant son enfance et son adolescence, dédiés aux combattants de la guérilla du sud du pays, qui luttèrent contre le système colonial et furent ensuite sauvagement massacrés par les « collaborateurs indigènes » de la France, à qui celle-ci légua le pouvoir le 1er janvier 1960. Ayant consacré l’un de ses premiers livres à ce mouvement de lutte armée, l’auteur considère sa répression féroce comme caractéristique du processus autoritaire à l’œuvre dans le passage à l’indépendance et du type de pouvoir qui est apparu. Celui-ci a alors marqué sa « préférence pour une politique de la cruauté en lieu et place d’une politique de la fraternité et de la communauté » , et il a sacrifié « l’idée d’une liberté pour laquelle on a lutté à celle d’une indépendance que le maître, dans sa magnanimité, a bien voulu octroyer à son ex-esclave » . Et de s’interroger sur la « puissance du simulacre » qui s’est mis en place dès l’entrée dans ce qu’il tient à appeler la « postcolonie »  : « Nous étions donc décolonisés, mais étions-nous libres ? »

Le paradigme postcolonial est en effet central chez Achille Mbembe. Formé par le système universitaire français, il fera sienne plus tard cette approche, notamment lorsqu’il part vivre et enseigner à New York. Dans cette mégalopole américaine, il contemple « pour la première fois le visage de l’universel » , celui d’une ville « fondée sur la loi de l’hospitalité » , non sans en méconnaître le racisme, mais où son travail intellectuel est profondément « stimulé » . Il lui apparaît alors combien « l’universel à la française s’exprime dans un langage finalement narcissique » . C’est là l’occasion de s’interroger aussi sur le retard de la France, alors que dans le reste du monde le « virage postcolonial dans les sciences sociales et les humanités s’est effectué il y a près d’un quart de siècle » . Or, pour l’historien, la cause de ce retard, voire du refus de ce paradigme, tient sans doute dans les « paradoxes de la “postcolonialité” » pour la France, « ancienne puissance coloniale qui décolonisa sans s’autodécoloniser »  : son rapport à l’Autre est encore largement dépendant des « figures de l’exotique » ou de « catégories purement essentialistes » . D’où une « impuissance à écrire une histoire commune à partir d’un passé commun »

Mais ce Sortir de la grande nuit n’est pas, loin s’en faut, une attaque manichéenne de l’Occident colonisateur – en dépit de sa lourde tendance à faire sien le « vieux mythe selon lequel [il] aurait, seul, le monopole du futur » . L’objet de la réflexion d’Achille Mbembe est d’abord de donner à penser la décolonisation, non pas comme le simple transfert du pouvoir de la Métropole aux anciennes possessions coloniales, mais bien plutôt comme « une manière de relation au futur » . Après avoir décrit minutieusement le difficile « paysage d’ensemble » de l’Afrique depuis un demi-siècle (fait de pouvoirs autoritaires, de niveaux de violence sociale élevés, d’épidémies, de conflits larvés ou de guerres ouvertes, d’économies d’extraction souvent encore proches de celles en place à l’époque coloniale, soumises à des contraintes brutales, et de migrations internes et externes), l’auteur appelle à retrouver l’élan initial du mouvement de décolonisation, c’est-à-dire une « volonté active de communauté » ou « volonté de vie » .

Il s’agissait de «  se tenir debout par soi-même et constituer un héritage » . Aujourd’hui, pour Achille Mbembe, l’Afrique doit renouer avec ce projet, en allant vers une démocratie effective. Mais, faute de forces sociales capables de porter cette transformation sociale radicale, il n’hésite pas à en appeler à une « sorte de New Deal continental, collectivement négocié par les différents États africains et par les puissances internationales, en faveur de la démocratie et du progrès économique » , assorti d’une prime à la reconstruction du continent et non sans que les régimes ou les acteurs économiques coupables de crimes contre les peuples puissent être jugés et déposés par la force. Car la démocratisation de l’Afrique, tout comme le fut la décolonisation, est « d’abord une question africaine » , mais aussi une « affaire internationale » . Le chemin sera certainement long. Qu’Achille Mbembe soit entendu dans cette voie !

Idées
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