Le discours du divertissement

De Valéry Giscard d’Estaing à Nicolas Sarkozy, la télévision n’a cessé depuis les années 1980 de transformer le débat politique en talk-shows divertissants.

Jean-Claude Renard  • 8 décembre 2011 abonné·es

Valéry Giscard d’Estaing en précurseur. On est le 29 septembre 1970, à « Midi chez vous », produit par Jacques Martin. Depuis les jardins de la mairie de Chamalières, la starlette du petit écran, Danièle Gilbert, interviewe le ministre de l’Économie et des Finances et maire du village. Elle minaude. « Monsieur le maire a-t-il le temps de se distraire avec tout le travail que représente la mairie de Chamalières ? » Elle sait de quoi elle cause, elle y est née. Et monsieur le maire de sortir son accordéon pour jouer « Je cherche fortune autour du chat noir ». Gros plan serré sur le regard profond (forcément profond) d’un homme politique qui a compris qu’un passage à la télévision, c’est un point de gagné.
Deux ans plus tard, Giscard fait venir les caméras quand il participe à un match de foot, toujours à Chamalières. Il marque le penalty de l’égalisation à 90 secondes de la fin du match avant de répondre torse nu aux journalistes. Autour de lui, on ironise. Quand il devient président de la République, il reprend les habits de la fonction. Et on en reste là.

Dans ces années 1970 et plus, les politiques sont dans les émissions politiques. « Cartes sur table » remplit l’écran, avec Georges Marchais en aboyeur amuseur cathodique. L’incursion du politique dans le divertissement s’amorce en 1984, avec « Carnaval », une émission de rigolade de Patrick Sébastien, entre déguisements et paillettes. Il est le premier à inviter des personnalités politiques. Déguisé en Jacques Chirac, il reçoit le maire de Paris, interviewé par la marionnette Tatayet. Et Chirac de se marrer. Lionel Jospin, Premier secrétaire du Parti socialiste, en smoking, la main calée au fond de la poche, vient interpréter d’une voix grave et crispée « Les Feuilles mortes », de Jacques Prévert. Applaudissements et confettis. Il déclare que, « si l’on peut faire comprendre qu’il ne doit pas y avoir une grande distance entre les hommes politiques et les gens, ça peut être utile » . À la suite, François Léotard (entonnant un chant corse), Jacques Toubon et Gaston Deferre viendront pousser la chansonnette.

Un pas est franchi sous la première cohabitation, en 1986. La France compte désormais six chaînes. Jérôme Seydoux et Silvio Berlusconi ont lancé La Cinq, François Léotard a privatisé TF1. À vocation musicale, M6 s’est ajoutée au réseau hertzien, Canal + compte ses abonnés. « Il se passe que la France, bien après la plupart des grands pays d’Europe, privatise, c’est-à-dire américanise sa télévision » , écrit Serge Daney dans Libération en 1987. En 1952, déjà, Richard Nixon faisait une première apparition sur le petit écran, avec son chien, au coin du feu, pour bavasser, sympathiquement. Outre-Atlantique, les politiques dans les émissions de divertissement sont légion depuis les années 1960-1970. En 2008, au « Tonight show » de Jay Leno sur NBC, Barack Obama était le premier Président américain en exercice à se prêter à un talk-show alternant humour et sérieux.

Chez nous, monsieur cinéma de FR3, Henry Chapier, crée en 1987 « Le Divan », sur le modèle psychanalytique feutré. Les patients se nomment Amanda Lear, Jean-Luc Lahaye, mais aussi Pierre Juquin, Robert Pandraud, Jack Lang. Jusqu’à Alain Juppé, alors porte-parole et ministre délégué au Budget dans le gouvernement Chirac. Il n’est pas encore « droit dans ses bottes » mais évoque son enfance, ses rapports avec sa mère, la rencontre de sa femme, son parcours politique. L’année suivante, le cabinet d’Henry Chapier s’enrichit de Simone Veil, Édith Cresson, Arlette Laguiller, entre Annie Cordy et Alice Sapritch.

Sur La Cinq, le jeune Thierry Ardisson accueille avec « Bains de minuit », dans les replis de la discothèque parisienne des Bains-Douches, Simone Veil, qui dénonce les ambiguïtés de la droite avec le FN (la droite gère alors des régions avec l’extrême droite), et Jacques Chaban-Delmas, relatant son quotidien bordelais et ses relations avec son épouse. Drôle d’endroit pour une rencontre. « J’ai pensé que répondre à votre invitation , confie en direct le président de l’Assemblée nationale, était une sorte d’obligation, à la fois sentimentale, morale, artistique. » Un an plus tard, dans « Lunettes noires pour nuits blanches », sur Antenne 2, le même Ardisson reçoit encore Juppé en lunettes noires, qui s’auto-interviewe sur le mode de « Si j’étais ». Entre deux autres invités comme Gainsbourg, Dick Rivers ou les Rita Mitsouko, Julien Dray vient se raconter (déjà une montre ostentatoire au poignet).

Important, en 1985, est créé Médiamétrie, institut en transe de calculs sur les audiences. Scrutées par les directeurs de programmes qui observent la chute des parts de marché des émissions politiques. En 1981, « Cartes sur table » avait tiré sa révérence. Longtemps considérée comme l’émission politique de référence, « L’Heure de vérité », créée en 1982 par François-Henri de Virieu, est déplacée en 1988 vers le dimanche midi, avant de s’éteindre ­doucement en 1995. Reste encore le « 7 sur 7 » d’Anne Sinclair, jusqu’en 1997.

L’audience des émissions politiques baisse en raison de « la déception du public par rapport aux promesses politiques au fil des alternances, sonnant la fin des lendemains qui chantent , estime Michel Royer (2), réalisateur. C’est aussi lié à l’ironie qui s’est installée sur le petit écran, visant ces politiques. À commencer par “Le Petit Rapporteur” écornant l’image de Giscard. Jusqu’alors, personne ne se foutait de la gueule du Général. Même opposé à lui, on ne touchait pas à de Gaulle. Avec les années Mitterrand, est arrivée toute une culture de l’ironie. Du “Bébête show” de Stéphane Collaro aux “Guignols”, l’ironie est systématique et définitive, décrédibilisant le discours politique » .

Le grand tournant coïncide avec les années 1990. C’est l’ère Tapie, qui s’inscrit dans le business, le sport, bientôt la politique. Tout vaut tout. Frédéric Mitterrand anime « C’est à vous », puisée dans les programmes anglo-saxons, où la vedette raconte son parcours, jalonnée de petites surprises en plateau propices à la larme. En novembre 1993, devant un Pierre Perret intrigué puis stupéfait, Frédéric Mitterrand annonce une personnalité qui s’est présentée trois fois à la présidence de la République : Arlette Laguiller interprète « Mon p’tit loup ». La pasionaria de Lutte ouvrière se dandine comme une libellule.

Trois ans plus tard, sur Canal +, un humoriste grand guignol crée « Le Vrai journal », mélange de gaudrioles et d’info, de reportages avec et sans trucages, et qui se pique d’entretiens en tête-à-tête avec des politiques. Karl Zéro tutoie d’emblée ses invités, « cherchant à reproduire la connivence entre politiques et journalistes spécialisés » sans véritablement instaurer un débat politique. « Les politiques attendent de pouvoir parler d’une façon normale aux gens » , dira l’animateur sur le plateau d’« Arrêt sur images », de Daniel Schneidermann.

Après un glissement progressif des personnalités politiques dans un registre qui n’est pas le leur, le mouvement devient irréversible, au diapason des chutes d’audiences des pures émissions politiques. Hormis toutefois le temps des campagnes présidentielles, qui, renvoyant à la quête d’un candidat de rêve, ou au duel des vainqueurs entre les deux tours, se prête idéalement aux exigences télégéniques.

Dans la foulée de Karl Zéro, ce qu’on appelle l’infotainment, conjuguant info et divertissement, va s’imposer. Revenu sur France 2, Thierry Ardisson inaugure en 1998 « Tout le monde en parle », rebond sur l’actu tous azimuts. Se mêlent artistes, branchés branchouilles, comédiens, chanteurs et politiques. Christine Boutin et Noël Mamère, Daniel Cohn-Bendit et Robert Hue, Jack Lang et Arlette Laguiller sont parmi les premiers à se frotter à la mêlée.
En 2001, Thierry Ardisson reçoit Michel Rocard. L’ancien Premier ministre débat longuement sur l’économie avant de répondre à l’« interview alerte rose », une question crue qui fera autant marrer que scandale : « Est-ce que sucer, c’est tromper ? » Michel Rocard ne se démonte pas, et répond par un « non » franc et massif.

Une autre personnalité occupe l’écran depuis sept lustres et va bientôt capitaliser la somme des politiques : Michel Drucker. Comme « Tout le monde en parle », « Vivement dimanche » s’ouvre en septembre 1998. Avec ceci de particulier que l’invité est seul tout un dimanche après-midi. À lui la part belle pour évoquer son parcours, ses amis, ses emmerdes, inviter ses proches. Pas de débat ni de questions embarrassantes. Effet de sympathie garanti. Ce sont d’abord les cadors de la chanson et du cinéma qui occupent le canapé rouge de Drucker, puis le journaliste animateur invite une personnalité politique une fois par mois. De Daniel Cohn-Bendit à Nicolas Sarkozy ou François Bayrou. À chaque fois, l’invité enregistre une audience inédite : entre 3 et 5 millions de téléspectateurs.

Selon beaucoup d’animateurs (et de politiques), ce type d’émissions rompt la monotonie hypnotique d’un débat classique. Fin 2001, peut-être échaudé par ses « Feuilles mortes », Lionel Jospin refuse de participer à « Vivement dimanche » ; il est remplacé au pied levé par Jean-Pierre Chevènement. Cinq mois plus tard, le candidat MRC accroche les 5 % et bien plus de voix qu’il n’aurait fallu au socialiste pour parvenir au second tour de la présidentielle. D’aucuns diront, mais c’est sans doute un peu simpliste, que Jospin a manqué son rendez-vous avec l’histoire en minorant Drucker.

Aujourd’hui encore, le succès d’une émission comme « Vivement dimanche » ne se dément pas. Pas un hasard si Jacques Chirac y présente en 2009 le premier tome de ses Mémoires, si François Hollande y dévoile en janvier 2010 le programme socialiste à venir, si Jean-Luc Mélenchon vient goûter le moelleux du canapé de Drucker, qu’il nomme « le vaisseau-amiral du divertissement dépolitisant » .

Les politiques occupent aussi chaque samedi soir le fauteuil de Laurent Ruquier dans « On n’est pas couché ». Et remplissent quotidiennement le « Grand Journal » de Canal +, talk-show hybride d’info et de récréation, faux JT agité par les Guignols, présenté par Michel Denisot, où, observe encore Michel Royer, « outre la confrontation avec les cumulards que sont les Duhamel, Fourest et Barbier, les politiques doivent tolérer la confrontation aux blagues des autres invités et aux Guignols » .

Paradoxalement, les politiques ont de moins en moins à craindre des rendez-vous purement politiques, où les journalistes apparaissent de plus en plus inoffensifs (on songe par exemple à David Pujadas et à son émission « Des paroles et des actes »), alors qu’ils se font bousculer parfois férocement dans des talk-shows où des chroniqueurs retors les poussent dans leur retranchement ou les tournent en dérision devant un public chauffé et formaté, applaudissant à chaque tirade. Comment la fonction politique pourrait-elle ne pas laisser des plumes dans ces arènes sans autre foi et loi que celles du spectacle le plus accrocheur ? Cette exhibition est néanmoins devenue incontournable pour le personnel politique, qui tente de trouver son compte dans un petit écran qui ne semble plus du tout intéressé par le débat politique et ses enjeux démocratiques.

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La politique noyée dans le talk-show
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