Quand Paris avait du ventre

Les Halles vues par Robert Doisneau durant 40 ans. Un regard sociologique et esthétique.

Jean-Claude Renard  • 15 mars 2012 abonné·es

Voilà deux femmes habillées de noir transbahutées sur un diable tiré par un ouvrier au carrefour d’une rue. Elles s’accrochent ferme à la carlingue, cramponnées aux barres latérales. Derrière elles, une voiture qui passe, une colonne Morris, des étals, des gens qui s’affairent, vont, viennent, déguerpissent. Ce sont les Filles au diable , en 1933. Robert Doisneau a tout juste 21 ans, opérateur chez André Vigneau.

Déjà arpenteur impénitent, il inscrit la route vers les Halles comme un chemin privilégié dans ses buissonneries quotidiennes. Depuis le XVIe siècle, le terrain s’est imposé en « ventre de Paris ». Rien n’y pousse, tout y converge. Doisneau y est fidèle durant plus de quarante ans, plongé dans les replis des pavillons Baltard, les rues ­alentour, fixant sur le négatif son animation toujours recommencée. L’alignement des cageots de fruits et légumes, le ballet féminin autour des fleurs, « le gibier en tas », la pause au comptoir du coin, le nettoyage au petit matin. Ici un aboyeur de la rue Montorgueil, un « homme à la crème », béret vissé au crâne, dans sa cave à fromages, là une marchande chaussée de pataugas, un « fort des halles », trogne d’assassin besogneux, pouvant porter jusqu’à 200 kilos de barbaque sur le dos…

Autour de l’église Saint-Eustache, commentait le photographe, s’agite « une curieuse humanité dans une lumière de fête foraine, des rupins et des clochards, des bouchers et des clientes de Dior, des maraîchers et des poivrots » . Un marché d’une brutale ­authenticité, avec ses fragrances marines et potagères, ses rutilances de carnes, son bottin gourmand de harangues, son grouillement de ruche ouvrière gavée de bavardages, de ruades, de médisances aussi, de complicités, de complaintes à l’accordéon.
Parmi les nombreuses photographies de Doisneau sur les Halles, l’hôtel de ville de Paris en présente plus de deux cents, pour la plupart vintages, inédites, en noir et blanc et en couleur, qui rendent compte à la fois d’un quartier, d’une œuvre et d’un engagement.

Au début des années 1960 s’annonce le déménagement vers Rungis. En cause, raisons sanitaires et surpopulation. De Gaulle a décidé, Pompidou suivra. Doisneau se rend alors une fois par semaine, au bout de la nuit, dans ce théâtre en sursis. Le portraitiste s’efface derrière le poète de la géométrie, taraudé par les courbes et les lignes des bâtiments, dans un entrelacs de barres d’acier, passerelles et madriers, saisissant les pavillons, l’œil aux aguets des structures. Vieille résurgence peut-être d’une formation de graphiste à l’école Estienne.

Surtout, Doisneau prend parti : « Paris perd son ventre et un peu de son esprit. » Il est témoin de tout un peuple tirant le rideau en mars 1969, de la destruction des pavillons en 1971, se déplace à Rungis pour observer un nouveau monde, aseptisé, se poste au-dessus du « trou des Halles » , surveille les interminables chantiers, assiste à l’inauguration du Forum en 1979. Esthétique, sociologique, le regard devient patrimonial.
Fort bien orchestrée, l’exposition rend compte de cette mutation, des débats houleux autour de la destruction des pavillons Baltard (11 sur les 12), de l’univers bétonné en bordure de Paris imposé par le pouvoir en place. « Les buts vers lesquels ils tendent, écrit alors le photographe, s’appellent rentabilité, spécialisation, division du travail, efficience. » C’était exactement observé.

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