Être né en enfer

Shin Dong-hyuk est le seul prisonnier évadé d’un camp nord-coréen. Un récit unique sur la dictature la plus dure du monde.

Julien Covello  • 10 mai 2012 abonné·es

«Aujourd’hui encore, j’ai du mal à comprendre les mots bonheur, amour, solidarité. Si vous connaissez leur signification profonde, dites-le moi. » C’est avec une voix très douce et un léger sourire de modestie que Shin s’adresse aux journalistes et évoque les pires heures de son passé de prisonnier au camp de concentration numéro 14, l’un des plus terribles de Corée du Nord. Avec le journaliste américain Blaine Harden, il signe un livre rassemblant ses souvenirs, depuis sa naissance au camp jusqu’à sa découverte de la Corée du Sud, en passant par son évasion.
« C’est encore très douloureux pour moi de parler de mon histoire, mais je le fais pour aider les Nord-Coréens qui souffrent. » Les yeux paisibles de Shin Dong-hyuk ont vu ce que peu de personnes au monde ont vu. L’envers du folklore militaire et des tirs de fusée, aussi maladroits que menaçants, du pays le plus fermé du monde.
Sa réalité jusqu’à ses 23 ans, c’est l’enfer du camp 14. Le froid, les humiliations, les travaux forcés, la torture, les exécutions publiques et une faim qui tenaille en permanence tous les prisonniers et brise les esprits aussi sûrement que les corps. Surtout, Shin raconte l’absence de liens de solidarité, et l’incitation permanente à la délation et à la cruauté entre détenus.
L’existence de tels camps est attestée depuis longtemps, mais les témoignages sont rares. Quelques dizaines, selon Blaine Harden. Shin est le seul à s’en être évadé et en plus à y être né, ce qui fait de son récit un document extraordinaire.

Selon Pierre Rigoulot, spécialiste de la Corée du Nord [^2], le camp « concentre tous les aspects de la réalité nord-coréenne ». Mais cette histoire montre que « des choses peuvent changer » dans « les failles du système totalitaire ».

La Corée du Nord est un exemple unique de dictature « totale ». La caste dirigeante, très restreinte, est presque exclusivement composée de descendants des partisans de Kim Il-Sung pendant la guerre de Corée. Eux seuls profitent des maigres bénéfices du régime. Pour les autres, ce sont les travaux aux champs ou dans les rares usines, la malnutrition et l’une des espérances de vie les plus faibles du monde. Shin appartient à la classe la plus basse. Il est issu d’une liaison « autorisée » entre deux détenus politiques.

Descendant de « traîtres », il aurait dû toute sa vie racheter les fautes de ses ancêtres par le travail, les coups et les privations. L’intérêt de son récit est donc aussi psychologique. Comment se construit un être qui a d’abord perçu sa propre mère comme « une rivale dans la lutte » pour la nourriture, avant de la haïr, puis de la dénoncer, et ses codétenus comme des mouchards potentiels ? Comment appréhende-t-il le monde extérieur, lui dont le seul horizon était la clôture du camp ? Il répond que ce ne sont pas les gratte-ciel illuminés de Séoul qui l’ont le plus marqué, mais de voir pour la première fois « des Nord-Coréens rire ».

Dans ce contexte, l’idée d’une fuite n’a pu germer que par des rencontres, ces « failles » dont parle Rigoulot. La première, ce sera un détenu croisé dans les cachots où on les soumet à la torture : il soignera Shin et lui parlera de « viande grillée ». La seconde, près de dix ans plus tard, cet homme avec qui il travaillera et qui lui fera suffisamment confiance pour lui soumettre un projet d’évasion. Pour Blaine Harden, ce parcours confirme ce que les rescapés des camps nazis et de nombreux chercheurs ont compris : « L’unité de base de la survie est le binôme, pas l’individu. » D’où l’acharnement du système nord-coréen à briser toute solidarité horizontale.

Pour autant, Shin ne se « sent pas libre ». La haine et la faim qui l’ont poussé à la fuite se sont transformées en culpabilité. Il dit souvent penser à ceux qu’il a laissés derrière lui et semble s’en vouloir d’être parti pour de « mauvaises raisons », davantage pour la « viande grillée » que pour la liberté. Ses amis et soutiens se félicitent pourtant que, depuis la parution du livre, le récit de Shin Dong-hyuk ait déjà fait bouger les choses. La Cour pénale internationale de La Haye s’est saisie de la question des camps nord-coréens, et la prise de conscience pénètre aussi bien le Congrès américain et l’ONU que la presse internationale.

On estime à plus de 200 000 le nombre de Nord-Coréens internés dans des camps, visibles sur Google Maps. Plus de 20 000 personnes ont pu passer en Corée du Sud ces douze dernières années. Toutes ont le plus grand mal à s’adapter à la vie occidentalisée et beaucoup présentent des profils paranoïaques. Un bien triste augure de ce que représentera la réintégration des 23 millions de Nord-Coréens lorsque le régime finira par tomber, ce qui reste un cas de figure encore lointain. Malgré un assouplissement récent, le pays est « socialement atomisé ».

Shin, lui, continue d’alerter le monde sur la situation. Malgré ses difficultés à envisager son avenir, il dit « ne pas avoir peur » et apprécie chaque découverte. Les spécialités culinaires de tous les pays, mais aussi que l’on puisse« être capable d’altruisme ».

[^2]: Auteur avec Kang Chol-hwan des Aquariums de Pyongyang, Robert Laffont, 2000.

Idées
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