Peut-on être « conjoint(e) de » et journaliste ?

Pour Dominique Pradalié, Audrey Pulvar ne peut plus couvrir la politique et Valérie Trierweiler doit suspendre ses activités. Mais, au-delà, il faut lutter contre toutes les atteintes à la déontologie. Pour François de Singly, définir des incompatibilités a priori est contraire à l’idée de nos sociétés individualistes et aux acquis du féminisme.

Olivier Doubre  • 28 juin 2012 abonné·es

Illustration - Peut-on être « conjoint(e) de » et journaliste ?

Pour le SNJ, il s’agit de bannir tout conflit d’intérêts entre la profession de journaliste et les milieux politiques, mais aussi économiques ou autres. Il n’y a pas que les conjointes de certaines personnalités qui sont concernées. D’abord, il y a aussi des messieurs, et il ne s’agit pas que de relations amoureuses, mariage, concubinage ou relations extraconjugales. Il y a d’abord la question du type de liens – quels que soient ces liens – entre le secteur de la presse et des médias et les responsables des autres secteurs dont les journalistes sont appelés à couvrir l’actualité. C’est une question de déontologie, et surtout de crédibilité du métier : il s’agit de ne pas franchir la ligne jaune pour se trouver dans un conflit d’intérêts.

La conception défendue par notre syndicat depuis un siècle : un journaliste ne doit jamais être soupçonnable de ce point de vue. Nous avons une mission auprès des citoyens et, pour la remplir, il faut respecter cette conception du métier. Cela ne signifie pas que nous pensons que Mme Pulvar ou Mme Trierweiler n’ont pas d’intégrité. Maintenant, c’est à elles de décider de continuer à travailler ou non, et de quelle façon. Cela dépend d’abord de chaque situation. Quelqu’un qui se présente à une élection, évidemment, ne saurait continuer à exercer ce métier. Audrey Pulvar peut faire tout à fait autre chose que de couvrir la vie politique. Quant à Valérie Trierweiler, je reconnais que, dans son cas, c’est évidemment beaucoup plus compliqué de continuer à travailler. Je pense qu’elle doit suspendre ses activités pendant le temps du mandat de son compagnon. C’est inévitable, selon moi. C’est évidemment facile à dire. Chacun sait bien que c’est une décision difficile. Mais cette profession demande des sacrifices, c’est la seule chose que je puisse dire. Il y a des gens qui mettent leur vie en cause pour l’exercer ; d’autres doivent accepter de faire certains sacrifices… Plus largement, il s’agit d’être vigilant vis-à-vis des petits arrangements que font un certain nombre de journalistes en relation avec des responsables politiques ou économiques, et qui mettent leur éthique entre parenthèses pour ne pas froisser tel ou tel. Notamment ceux qu’un livre célèbre a appelés les « nouveaux chiens de garde ». Nous pointions dans ce texte, sans le citer nommément, le dîner mensuel du « Siècle », où des patrons de presse rencontrent régulièrement de hauts dirigeants économiques et responsables politiques. Le problème que pose ce type de contacts, c’est qu’ils sont fondés sur le silence ou l’omerta : cela me semble poser dans ce cas de vrais problèmes de déontologie du métier, susceptibles de porter atteinte à la crédibilité de l’ensemble de la profession.

On dit que ce sont beaucoup plus aux conjointes qu’aux conjoints que l’on demande de quitter leur profession. C’est souvent le cas en effet, mais je ne suis pas certaine (et la position du SNJ reste de toute façon inchangée) que, si le mari de telle ou telle femme ministre était journaliste, la réaction de l’opinion quant à un possible conflit d’intérêts serait vraiment différente. Le SNJ ne demande pas à Audrey Pulvar ou à Valérie Trierweiler de se mettre en retrait parce que ce sont des femmes, mais parce qu’elles sont des journalistes.

Illustration - Peut-on être « conjoint(e) de » et journaliste ?

Tout d’abord, une remarque préliminaire. Se poser cette question, c’est, d’une manière générale, présupposer un modèle idéal de journaliste qui échapperait à toute influence, et dont le conjoint pourrait donc être un perturbateur de ce modèle. Pour faire une petite provocation, on pourrait se demander pourquoi Valérie serait dangereuse et pourquoi M. Dassault ne serait pas dangereux pour les journalistes du Figaro ? C’est aussi comme si aimer quelqu’un pouvait entraîner un type d’influence tellement particulier que la femme mériterait d’être contrôlée. Quand on dit le « conjoint », on pense quand même presque toujours aux femmes, qui seraient ou bien des intrigantes ou bien un peu dominées. Je trouve cela extrêmement déplaisant. Le lien conjugal est un lien qui existe, incontestable, mais il y a beaucoup d’autres types de liens. Pourquoi un lien amical, vieux par exemple de plusieurs décennies, serait-il moins dangereux pour la conscience éclairée de François Hollande, ou pour la crédibilité de journaliste de Mme Trierweiler, que leur lien amoureux depuis cinq ou six ans ? Je ne nie pas que les conjoints aient une influence l’un sur l’autre, mais en ont-ils plus que de vieux amis ? Ce n’est absolument pas certain !

Toute l’histoire du XXe siècle a été celle où les femmes redevenaient maîtresses de leur existence. Ce n’est pas seulement une question de répartition des tâches ménagères, c’est aussi pour elles le fait d’avoir droit à leur propre pensée. « Mon corps m’appartient » a été le mot d’ordre des féministes dans les années 1970, et c’est quelque chose qui est devenu en grande partie évident. Devront-elles bientôt manifester en disant : « Ma pensée m’appartient » ? Qu’il y ait ensuite des questions, je dirais, de réglages selon chaque situation, c’est tout à fait évident, mais ces réglages ne peuvent se faire qu’ a posteriori ; définir des incompatibilités a priori me paraît complètement contraire à l’idée de nos sociétés, qui sont individualistes. Un individualisme qui se définit selon l’idée que chacun doit avoir le pouvoir sur lui-même. La liberté d’expression n’est pas négociable. On peut donc parfaitement être journaliste et conjoint d’une personnalité. J’ajoute, en tant que sociologue, que la théorie des liens sociaux n’a jamais démontré que le lien conjugal serait le lien le plus influent en termes d’expression personnelle ou d’indépendance de la pensée. Si on analyse la fameuse affaire du tweet de Valérie Trierweiler, elle me semble caractéristique du sexisme ambiant dans la société. C’est quand même François Hollande qui avait dit qu’il n’interviendrait pas dans la campagne des législatives, pour aucun candidat… et qui apporte publiquement son soutien à son ex-compagne. Le tweet de sa nouvelle compagne a ensuite été commenté comme une faute politique, mais c’est lui qui a fait une erreur en ne respectant pas son engagement. Seulement 15 % des réactions ont concerné le fait qu’elle ait réagi à une erreur. Toutes les autres rejetaient la faute sur elle. On a donc protégé l’homme !

Quant à la question de la crédibilité des journalistes s’ils sont conjoint(e) s d’un responsable politique, je continue de penser que c’est croire que les journalistes n’ont aucune relation avec des hommes ou des femmes de pouvoir. Je pense que l’on devrait avoir beaucoup plus de suspicion à l’encontre de journalistes qui tutoient des personnalités du monde politique ou économique… Le lien conjugal peut avoir une influence, mais pourquoi serait-il le seul lien à exclure pour des journalistes ? Il y a là une grande part d’hypocrisie, fortement teintée de sexisme.

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