Eva Joly, Jean-Luc Mélenchon : deux visions de l’Europe

Tandis que l’ex-candidate EELV à la présidentielle croit à une évolution positive des institutions existantes, le leader du Front de gauche estime que seule une rébellion des peuples permettra d’en finir avec l’Europe néolibérale.

Patrick Piro  et  Michel Soudais  • 26 juillet 2012 abonné·es

L’Europe divise la gauche française. Si le caractère néolibéral de l’Union européenne n’est guère contesté, l’attitude à adopter fait débat. Pour aller au-delà de l’actualité et s’interroger sur la nature même de cette Europe, nous avons posé à quelques jours d’intervalle les mêmes questions à deux ex-candidats à la présidentielle, Eva Joly (EELV) et Jean-Luc Mélenchon (Front de gauche) [^2]. Leurs approches sont très différentes. Malgré des points d’accord sur une partie du bilan du dernier sommet européen, sur la nécessité de changer le statut de la Banque centrale européenne et, plus généralement, sur le caractère insuffisamment ou pas du tout démocratique de l’Union, l’opposition est profonde sur la stratégie à mettre en œuvre. Eva Joly voit de nombreux acquis dans cette Europe, elle croit possible une évolution positive en pesant de l’intérieur sur les institutions ; Jean-Luc Mélenchon est convaincu que seule une « intervention massive » des peuples peut à présent bouleverser la logique actuelle.

On a beaucoup parlé du succès de François Hollande au Conseil européen de Bruxelles les 28 et 29 juin. Quelle est votre analyse ?

Eva Joly : Plusieurs éléments sont à considérer. Ce qui est un succès, c’est l’idée de construire une autorité centralisée de surveillance des banques européennes. C’est l’idée que cette organisation est nécessaire, avant que la Banque centrale européenne (BCE) puisse intervenir directement auprès des banques. En somme, on se sert de la crise, du besoin de recapitalisation des banques et du besoin d’emprunter pour mettre en avant une institution européenne pivot. Pour moi, c’est un progrès. En revanche, ce sommet européen n’est pas un succès : c’est même un trompe-l’œil. Certes, 120 milliards d’euros ont été accordés pour la relance, et c’est ce qui a permis à François Hollande de dire : « Vous voyez bien, j’avais promis de renégocier le traité européen en prenant en compte la croissance, et j’ai obtenu ce que je voulais. » En réalité, il ne s’agit pas de 120 milliards, mais de 10 milliards de fonds nouveaux. Ces 10 milliards de recapitalisation de la Banque européenne d’investissement (BEI) vont certes permettre des projets. Et il y aura un effet levier : lorsque la BEI intervient, les autres banques interviennent. Mais ce ne sont que 10 milliards. Pour le reste des 120 milliards, ce sont des fonds structurels européens qui n’ont pas encore été décaissés, mais qui en réalité étaient déjà engagés. Donc, ce ne sont pas des fonds nouveaux. Et puis il faut raison garder. 10 milliards pour lancer de nouveaux projets dans l’Union européenne, avec 27 pays, c’est peanuts. Et cela a permis quelque chose de très important pour Angela Merkel : que François Hollande accepte d’accorder à la règle d’or un statut particulier inscrit dans une loi organique. La contrepartie n’était pas cher payée. Il est important de limiter l’endettement, mais vouloir arriver à 3 % de déficit en 2013, c’est de la folie, comme je l’ai dit pendant ma campagne. On crée de la récession. Ce qui compte, c’est de prendre le chemin pour y arriver en 2014. Cela aurait suffi à mon sens. C’est donc un sommet en trompe-l’œil, en ce qui concerne la relance. Nous, les écologistes, nous savons que la croissance ne reviendra pas. Nous ne souhaitons pas faire une relance économique avec la construction d’autoroutes et d’infrastructures lourdes. Nous souhaitons que les fonds éventuellement dégagés soient utilisés pour la reconversion écologique de l’économie, ce qui créerait des emplois et de la prospérité. Ce sommet, selon moi, n’a réglé aucun problème.

Jean-Luc Mélenchon : Pour François Hollande, ce n’est pas du tout un succès. Les comptes rendus que j’ai pu lire sur ce sommet sont une mystification. Je ne dis pas cela parce que je serais dans une opposition totale à François Hollande, mais il a gâché une occasion d’obtenir un changement d’orientation de l’Europe. Au lieu de s’appuyer sur son élection pour demander qu’on tienne compte du vote du peuple français, il s’est contenté de peu et a obtenu moins que les Italiens et les Espagnols. Le pacte de croissance est d’un niveau si ridicule qu’il est gênant d’en parler. Les 120 milliards d’euros de ce pacte représentent moins de 1 % du PIB européen, quand les banques ont obtenu, entre décembre et février, que la BCE leur prête 1 000 milliards d’euros à 1 % sur trois ans ! La disproportion des sommes permet de mesurer l’ampleur de la considération du vote des Français. De plus, c’est de l’argent essentiellement déjà inscrit au budget européen. Et cela au moment où ce qui se passe en Espagne nous permet de prendre conscience de la nocivité absolue des politiques « austéritaires » conduites partout. L’Union européenne est entrée dans une impasse et elle y fonce en klaxonnant avec enthousiasme jusqu’au mur qui arrive.

Selon vous, quels sont les points faibles actuels de l’Union européenne ?

E. J. : Ces points faibles sont historiques. Lors de la création de l’Union, l’Europe était encore très divisée, et il n’a pas été possible de créer d’Union de la défense européenne, par exemple. On n’a pas créé l’Europe politique, on a créé la Ceca, c’est-à-dire le marché, en répartissant les ressources du charbon et de l’acier. On a fait le marché unique, la libre circulation des marchandises et des hommes, mais on n’a pas fait l’Europe politique. C’est de cela que nous souffrons. Certes, le traité de Lisbonne a donné plus de pouvoirs au Parlement, ce qui a permis le développement de la démocratie, mais cela reste très limité. Nous souffrons d’une faiblesse démocratique. L’Europe s’est construite autour du libre marché, donc autour d’une économie libérale, et non pas autour des idées politiques, et c’est ce qui nous rattrape à l’heure actuelle. On voit bien les limites, mais c’était aussi une façon d’avancer : on a réalisé entre 1953 et 1958 ce qu’il était possible de faire en Europe, et puis on a continué. Mon désir le plus ardent est que cette crise nous permette de sauver l’Europe et de faire le saut fédéral.

J.-L. M. : Le point faible porte un nom, c’est Mme Merkel. Elle incarne une sorte de maladie sénile du libéralisme. La cause essentielle de la politique d’austérité imposée aux pays d’Europe, c’est que le gouvernement allemand privilégie la rente dont dépend une partie de son système de retraite. C’est une politique de personnes âgées pour des personnes âgées. Ce n’est pas leur âge que je leur reproche, mais le caractère conservateur borné de la politique conduite. Depuis quinze ans, l’Europe s’est construite comme un outil institutionnel au service d’un modèle économique. Elle a constitutionnalisé le libéralisme dans le but d’empêcher la régulation du capitalisme, d’où sa dramatique fermeture à la démocratie. L’Europe reste un condominium franco-allemand sur la base de la doctrine libérale. Les institutions ne permettent pas au Parlement de s’exprimer sur quelque aspect que ce soit qui concerne l’organisation du marché intérieur. Si bien que nous avons un Parlement qui a des compétences extrêmement réduites et passe le plus clair de son temps à délibérer sur des résolutions et des déclarations sans véritable contenu législatif, mais en général lourdement marquées par le catéchisme dogmatique des néolibéraux.

Voyez-vous tout de même aujourd’hui des acquis ?

E. J. : Oui. Je pense à l’affirmation de la culture européenne. Nous sommes les descendants des Lumières, ce qui a influencé l’élaboration des droits de l’homme et des traités internationaux. La voix de l’Europe dans le monde compte. Nous représentons la norme, nous représentons l’espoir pour les Ukrainiens, les Biélorusses ou les journalistes bulgares. Les militants de l’environnement brésiliens regardent vers l’Europe. Lorsqu’en Mauritanie des militants contre l’esclavage se font emprisonner après qu’une procédure a été annulée par le tribunal, l’espoir de faire régner la société de droit est européen. Même par rapport aux États-Unis, je pense que la culture des droits de l’homme est très présente. Cela vient de l’histoire, pas seulement de l’Union européenne. Je pense que la Cour européenne des droits de l’homme est une avancée. Et cette institution dépend du Conseil de l’Europe, qui est beaucoup plus large que l’Union européenne. Elle a été un moteur dans toutes les négociations d’adhésion. On mesure les progrès des États à l’aune du fonctionnement de la démocratie et des droits de l’homme. Dans le monde, il n’y a rien qui s’en rapproche. Pour devenir membre de l’Union européenne, il faut respecter les minorités. Je pense à la Turquie, par exemple : si ce pays fait des progrès envers les Kurdes, l’Union européenne y est pour quelque chose. Nous devons aussi évoquer la question des langues. Respecter l’autre dans sa langue et dans sa culture fait partie des droits de l’homme. Ce principe est inscrit dans la culture européenne, comme on l’a vu avec le choc européen des langues régionales. Nous avons pu constater une opposition très violente en France, où une culture très jacobine imposait la langue française, avec l’ambition cachée de tuer les langues régionales. Je pense que l’Europe a sauvé les langues régionales et, finalement, les cultures françaises.

J.-L. M. : Non, je ne vois pas d’acquis ! Seule une intervention populaire massive peut changer le cours des événements. Il est vain et illusoire d’attendre quoi que ce soit du développement sui generis européen. La meilleure des preuves en a été donnée par le comportement de François Hollande : l’expression populaire des urnes est immédiatement falsifiée quand elle arrive au niveau européen puisque, de protestation qu’elle est au point de départ, elle est transformée en approbation de la politique européenne. François Hollande n’a proposé aucune espèce de changement démocratique. Il s’est immédiatement transformé en un agent extrêmement actif et impétueux de la doctrine néolibérale. C’est lui qui est venu expliquer aux Grecs, à la télévision grecque, qu’il leur faudrait payer, accepter le mémorandum et le cadre de l’Europe néolibérale. Cela s’est fait sur la base d’une menace incroyable et inacceptable qui a consisté à dire que les Grecs seraient expulsés de l’euro s’ils ne se soumettaient pas. Or, il n’existe aucune procédure institutionnelle permettant d’expulser un pays de l’euro, sauf à l’agresser. Voilà donc bien la tyrannie naissante au service d’une politique économique bien précise qu’on est en train d’imposer à toute l’Europe. C’est pour décrire ce nouvel âge de la construction européenne que j’ai formé le néologisme « austéritaire », combinant « austérité » et « autoritaire », les deux composantes du moment européen.

Pas même un acquis en matière de droits de l’homme ou d’écologie ?

J.-L. M. : On trouvera bien sûr dans ce mauvais potage quelques pièces comestibles. Mais il y a peu de domaines dans lesquels l’Europe n’ait pas trahi l’espérance des peuples. S’agissant de la crise écologique, chacun a pu voir le comportement lamentable de l’Union au sommet de Copenhague. Concernant le respect des droits de l’homme, c’est un « deux poids deux mesures » permanent et obscène. Si l’Europe ne cesse de faire des motions et d’offrir des récompenses aux dissidents cubains, on ne l’entend jamais protester contre les crimes qui ont lieu en Colombie, où disparaissent 60 % des syndicalistes tués dans le monde ; le Parlement européen ne s’est jamais exprimé contre le coup d’État au Honduras… Cet unilatéralisme de l’Union européenne la disqualifie.

Concernant l’histoire de l’Union européenne, est-ce que l’ouverture aux pays du Sud puis aux pays de l’Est a été bien faite ? Ou était-ce une erreur sur le fond ?
E. J. : J’ai été frappée par la très bonne présidence polonaise. Les Polonais, qui représentent une des adhésions récentes, sont très européens. Et je n’ai pas envie de considérer que l’adhésion de la Roumanie ou de la Bulgarie est une erreur. Ces adhésions ont permis de normaliser et de démocratiser les institutions. Le processus n’est pas achevé, mais je pense qu’il a déjà réalisé un bond gigantesque. Aujourd’hui, il n’y a plus de journalistes bulgares en prison. Ils sont encore attaqués en diffamation et sanctionnés par des amendes, mais ils ont le recours de la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui fixe des bornes.

J.-L. M. : L’ouverture aux pays du Sud était une nécessité absolue : l’UE ne doit pas seulement être réservée au club de riches que constitueraient les six pays fondateurs. La Grèce, l’Espagne et le Portugal sont les pays les plus authentiquement européens qu’on puisse trouver. Juger de l’intégration européenne uniquement à partir du respect des critères néolibéraux prouve une forme de pollution intellectuelle par le modèle économique dominant. L’intégration des pays d’Europe de l’Est, quant à elle, s’est faite sur un mode erroné. On a accepté l’intégration de dix pays d’un coup sans avoir pris aucune précaution d’organisation ou de renforcement des moyens de décision collective de l’Europe. Je pense d’ailleurs que cela a été fait exactement dans ce but. Ce n’est donc pas une erreur, mais un projet et une méthode. Il s’agissait bien, en intégrant dix pays, de rendre plus difficile ce qui semblait à ce moment-là être l’étape suivante : le passage à une phase plus intégrée des pays qui constituaient l’UE. Cette intégration démocratique a été reportée et rendue ensuite quasiment impossible du fait de l’intégration de ces dix nouveaux pays. J’observe également qu’avant d’entrer et d’adhérer à l’Union européenne ces dix pays ont d’abord intégré l’Otan. Cela montre quelle est la signification géopolitique de leur participation à l’UE. Celle-ci ne se construit pas de manière indépendante mais en relation avec les objectifs géopolitiques et les impératifs économiques des États-Unis d’Amérique. Tout cela est programmé dans la mise en place du grand marché transatlantique en 2015. L’indépendance de l’Europe est pour moi une des questions majeures de la période politique qui s’annonce.

Ne faut-il pas construire l’Europe autour d’un noyau dur ?

E. J. : On revient peut-être aux idées de François Mitterrand au moment de la chute du mur de Berlin. Il souhaitait une Europe fédérale avec un noyau dur et une confédération autour. Hélas, la règle de l’unanimité ne permet pas d’avancer dans cette voie : il y aura toujours des gouvernements très conservateurs qui s’y opposeront.

J.-L. M. : Aucun bricolage institutionnel ne peut être la bonne réponse du moment. L’Europe est d’abord malade de son modèle économique. Si l’on fait une Europe à deux vitesses, c’est deux vitesses par rapport à quoi ? Évidemment par rapport à l’intégration dans le modèle économique néolibéral. Personne ne parle de deux vitesses d’intégration démocratique, ni de faire un Parlement franco-allemand qui débattrait de lois sociales qui s’appliqueraient des deux côtés du Rhin. Il s’agit donc bien exclusivement de deux vitesses d’intégration au modèle néolibéral. Dans ces conditions, ce seront deux vitesses vers l’échec. Je n’en vois pas l’intérêt.

Aujourd’hui, quel fédéralisme européen aurait votre faveur ?

E. J. : Ce serait un fédéralisme avec une gouvernance : il faut renforcer la démocratie européenne. Aujourd’hui, nous souffrons d’une bureaucratie qui est performante mais sans direction politique. Il faut que le président de la Commission soit élu, au suffrage universel, ou bien par le Parlement, cette solution étant selon moi la meilleure. Il faut renforcer le contrôle des citoyens sur les institutions. Il y a une trop grande distance entre les peuples et les décisions prises.

J.-L. M. : J’ai renoncé à la revendication du fédéralisme compte tenu de la signification de ce mot aujourd’hui en Europe. Est nommé fédéralisme l’intégration à coups de fouet sous un directoire économique autoritaire commun pour appliquer le programme néolibéral.

Dans quelles structures pourrait-on envisager un véritable fédéralisme ?

E. J. : Cela passerait par l’institution d’un ministre commun des Affaires intérieures, qui permettrait une politique commune de sécurité des frontières et de respect des citoyens. Il faut également développer la justice commune. La justice, aujourd’hui, est nationale, avec tous les inconvénients que cela implique. Il faudrait développer un parquet européen pour juger toutes sortes de fraudes européennes, un tribunal pour juger les affaires pénales européennes et qui, pour moi, serait l’embryon d’un tribunal pénal européen pour les affaires transnationales, un peu comme aux États-Unis, où il existe une justice fédérale concernant plusieurs États. Cela réglerait énormément de problèmes, notamment l’impunité dans la criminalité, qu’elle soit mafieuse, comme en Italie, ou économique, comme dans nos multinationales. Ce phénomène découle de la proximité entre le pouvoir économique et le pouvoir politique : un tribunal européen introduirait immédiatement de la distance. Le fédéralisme est à construire. Il faut commencer aujourd’hui par les finances, et on terminera par le ministre des Affaires étrangères. Il ne faut pas négliger le social : nous aurions notamment besoin d’un ministre du Logement européen. Il y a quantité de mal-logés et de sans-abri en Europe. Il serait bon également d’avoir un ministère de la Santé européenne. Mais il faut différencier chaque fois le niveau fédéral et le niveau étatique. On peut prendre l’exemple de l’Allemagne, qui possède une justice fédérale et une justice au niveau des Länder. Il ne s’agit pas de supprimer toutes les compétences, mais bien de mettre en commun un certain nombre de prérogatives.

J.-L. M. : Je préfère en rester à la vieille revendication de la gauche qui était de se battre pour des États-Unis socialistes d’Europe. Elle signifie que la priorité doit être donnée à l’intégration sociale à partir des normes les plus élevées. J’ai l’intime conviction que ce serait le modèle économique le plus dynamique et le modèle de civilisation le plus à la hauteur des circonstances. Je me lasse de voir que nous sommes sans cesse accusés d’irréalisme, au moment où les pseudo-réalistes provoquent sur notre continent de telles destructions sociales, écologiques et économiques. Les pertes que nous subissons peuvent être comparées à celle d’une guerre, si l’on tient compte du recul de l’espérance de vie dans au moins huit pays de l’Union européenne, des maladies, des dévastations, des fermetures d’entreprises et des destructions de l’appareil productif occasionnées par la concurrence libre et non faussée. Le moment se rapproche où les peuples en prendront conscience. Nous devons être une alternative, et non pas simplement une alternance molle, polluée de concessions au néolibéralisme, comme la pratiquent les partis sociaux-démocrates, qui font partie du problème à régler. Si la spéculation sur les titres de dettes des États a trouvé un point d’entrée en Europe, c’est à cause de la capitulation des gouvernements sociaux-démocrates grec, portugais et espagnol.

Faut-il revenir sur le principe de l’indépendance de la Banque centrale européenne ?

E. J. : La BCE est hors sol. Cela pouvait se justifier lorsque la lutte contre l’inflation était perçue comme la priorité absolue. Aujourd’hui, avec la souffrance sociale telle qu’elle se manifeste en Europe, il est urgent que la banque soit sous le contrôle du Parlement européen ou d’une autre instance démocratique. Actuellement, nous sommes dans une situation absurde dans laquelle la BCE prête aux banques à un taux très faible, puis les banques prêtent aux États selon les risques qu’elles estiment. On a donc vu des taux pour l’Italie flirter avec les 7 % d’intérêt. Cette rente est injustifiée. Fort heureusement, un changement est en cours. On a eu, avec le sommet de Bruxelles, une esquisse de financement direct des établissements financiers européens.

J.-L. M. : C’est la question clé. Si la BCE changeait de statut et était autorisée à financer les dettes souveraines, ce serait une révolution économique. C’est bien pourquoi les libéraux n’en veulent pas. On peut lire la série des événements qui frappent l’Europe comme des dysfonctionnements ou comme des manquements de tel ou tel gouvernement à des règles imprescriptibles qui seraient comme des lois de la nature économique. Mais on peut aussi les lire comme une immense confrontation sociale dans laquelle le système bancaire et financier exerce une prédation sans précédent, sous la protection des gouvernements qui font des lois et des règlements pour rendre cette prédation possible et légitime. Ce n’est donc pas par erreur qu’il est interdit à la Banque centrale européenne de monétiser les dettes, mais parce que c’est le seul moyen de contraindre tous les États à se financer sur le marché financier, moyennant un gigantesque impôt privé prélevé par le système bancaire sur l’économie productive européenne. Il ne faut donc en aucun cas réduire la question de la BCE à son aspect technique. Si ce n’était que cela, l’affaire serait réglée en dix minutes. Pourquoi n’a-t-elle pas pu l’être en dix ans ?

Comment pourrait s’organiser le contrôle démocratique de la BCE ?

E. J. : Ce contrôle ne peut pas être seulement interétatique ou bureaucratique avec la Commission. Ce qui me paraît le plus important, c’est que le Parlement européen soit impliqué d’une façon ou d’une autre.

J.-L. M. : La question de la forme d’organisation d’une banque centrale qui ne soit pas indépendante et celle des mécanismes des contrôles démocratiques sont des questions d’une extraordinaire simplicité. Nous les avons tous réglées dans nos États nations : cela s’appelle la démocratie. Ce n’est pas si sophistiqué que ça. Pour résoudre cette question, il ne faut rien attendre des gouvernements de droite ni des sociaux-libéraux. Le « comment » dépend entièrement de l’intervention populaire et du caractère révolutionnaire de son action. Si Alexis Tsipras avait gagné en Grèce, et si le Front de gauche en avait fait autant en France, ou s’il avait été le groupe charnière à l’Assemblée nationale, toute la trajectoire de l’UE serait aujourd’hui changée. Dans les deux cas, on a pu voir la droite et les sociaux-libéraux s’arc-bouter pour empêcher un tel dénouement. En France, les socialistes, qui nous devaient leur victoire, se sont acharnés à essayer de nous rayer de la carte du Parlement, y compris en préférant faire le jeu de l’extrême droite contre moi, comme on l’a vu à Hénin-Beaumont, ou au prix d’une trahison répugnante qui a consisté, pour le nouveau gouvernement PS-EELV, à appeler à voter en Grèce pour la droite plutôt que pour Tsipras.

Comment jugez-vous l’attitude de l’Allemagne, notamment sur le dogme de l’indépendance de la BCE ?

E. J. : Angela Merkel est soumise à une opinion publique qui a très peur d’avoir à payer pour les pays du Sud. En témoignent les titres des journaux allemands : « Est-ce un mauvais traité qui nous fait payer pour les Grecs qui dansent ? » L’image de l’Allemand travailleur est ancrée dans leur imaginaire. On oppose les fourmis allemandes aux cigales du Sud. L’opinion publique refuse de lâcher quoi que ce soit. Sauf quand il s’agit d’éviter les conséquences d’une sortie de l’euro des pays du Sud. Mais elle lâche trop tard et trop peu. Les élections allemandes en 2013 représentent l’espoir de voir arriver quelqu’un qui aurait une autre vision.

J.-L. M. : D’abord, tout le monde peut constater qu’à aucun moment François Hollande n’a proposé que la BCE ne soit plus indépendante. Il n’y a donc pas que l’Allemagne qui soit en cause. Pendant des années, j’ai déposé des amendements dans les congrès et les conventions du PS contre cette indépendance ; les actuels dirigeants socialistes s’y sont toujours opposés. Ce qui est certain, c’est que le gouvernement allemand est aujourd’hui parmi les plus nerveux sur la question. Il imagine, à juste titre, que si la Banque centrale européenne était autorisée à financer les dettes souveraines, la valeur de l’euro baisserait – ce qui serait à mes yeux une bonne nouvelle mais aux leurs une catastrophe pour la valeur de la rente. Et que s’ensuivrait une dose d’inflation en Europe qui abaisserait le niveau de rentabilité des produits de la Bourse. Ces deux aspects frapperaient de plein fouet le système de retraite par capitalisation, essentiel en Allemagne. L’indépendance de la BCE est le cœur du dispositif néolibéral en Europe.

Quelle grande réforme faudrait-il imaginer pour que l’Europe se rapproche des citoyens ?

E. J. : Je voudrais terminer sur une note optimiste. Le 4 juillet, nous avons fait la fête, parce qu’Acta, le traité commercial anti-contrefaçon qui protégeait les intérêts des multinationales contre les citoyens, a été rejeté par le Parlement, et qu’il n’entrera pas en application. C’était incroyable ! Nous, les Verts, nous avons porté des panneaux : « Bonjour démocratie. Au revoir Acta » Il n’y a eu que 39 voix pour. Il y a trois ans, lorsque nous avons commencé cette session, le Parlement était majoritairement pour Acta, et c’est la société civile qui a fait la différence. C’est du jamais vu. Je recevais 800 mails par heure ! Les citoyens nous disaient : « On vous a à l’œil, si vous votez Acta, il va vous arriver des malheurs. » Ainsi, le groupe du Parti populaire européen, qui traditionnellement était pour, n’a pas voté Acta, parce qu’il y a le Parti pirate, parce qu’il y a les jeunes, parce qu’il y a la culture de la liberté sur le Net… Je suis fière car je fais partie, avec mon groupe, de ceux qui ont combattu ce traité. Nous avons réussi à entraîner les autres groupes avec nous. Si même la droite n’a pas voté pour Acta, c’est bien l’œuvre de la société civile. Ce rejet a été approuvé par la Commission et le Conseil, mais le problème, dans le système actuel, c’est que le Parlement européen a tout juste le droit de dire oui ou non. Il faut que le législatif puisse avoir l’initiative.

J.-L. M. : Il faudrait un véritable congrès des peuples, car il est évident que les superstructures médiatiques et politiques de l’Europe sont vouées à la défense d’un système pour lequel elles n’arrivent pas à imaginer d’alternative. La masse des intérêts personnels et collectifs parmi les élites des technostructures politiques et médiatiques est beaucoup trop élevée pour qu’on imagine un sursaut venu de l’intérieur des institutions. J’examinerai toujours avec bienveillance toute opportunité si elle se présente, mais je n’y crois pas. Seul un vote majoritaire du peuple dans un des pays de l’Union exprimant une volonté d’en finir avec ce système peut changer la trajectoire européenne. J’attends beaucoup des élections européennes en 2014. Elles constitueront un moment décisif pour signifier la volonté d’une autre Europe, en mettant les libéraux en minorité partout. D’ici là, les dévastations auront atteint des niveaux dont on n’a pas idée aujourd’hui. Quand on voit à quelle vitesse la catastrophe économique et sociale s’est propagée de la Grèce à l’Espagne… Bien sûr, dans la faillite des néolibéraux et de leurs succursales sociales-démocrates, il y aura le danger terrible de l’extrême droite. Ce sera eux ou nous. La grande roue de l’histoire est en mouvement.

[^2]: Nous avons interrogé Jean-Luc Mélenchon, actuellement à l’étranger, par visioconférence.

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