Jean-Michel Ribes : « Le rire de résistance tente de changer le monde »

À la tête du théâtre du Rond-Point, à Paris, Jean-Michel Ribes revient sur l’évolution du rire, d’hier à aujourd’hui.

Jean-Claude Renard  • 20 décembre 2012 abonné·es

Comédien, metteur en scène, créateur à la télévision de « Merci Bernard ! » puis de « Palace » dans les années 1980, deux séries gouvernées par un humour féroce, montant les Diablogues, non moins truculents, de Roland Dubillard, Jean-Michel Ribes programme des artistes comme Guy Bedos et Christophe Alévêque, Fellag ou François Morel. Entretien.

La place du rire a changé dans les vingt dernières années. De « Merci Bernard » et « Palace » à la direction du Rond-Point, à la fois acteur et témoin, quel regard portez-vous sur cette évolution ?

Jean-Michel Ribes : On observe en effet une véritable scission. Il existe un rire que l’on pourrait qualifier de « résistance » [^2], qui bouscule, dérange, va contre les sociétés définitives, l’esprit de sérieux – ce quelque chose qui finit par boucher les idées, ce cholestérol de l’imaginaire. C’est un rire fort d’écrivain, de poète, qui va de Rabelais à Raymond Queneau. Celui des gens qui ont une vraie conscience de ce qu’il y a de libertaire dans le rire. Parallèlement, s’est mis en place un rire de ricaneur. Celui qui ne dérange rien, celui de la bonne qui fait tomber le fer à repasser sur la chemise de son maître. Du rire pour rire, à côté de celui des chansonniers politiques, qui n’aboutit à rien parce qu’on l’entend toute la journée, jusqu’à finalement presque célébrer les personnes qui sont critiquées ! L’évolution du rire s’est faite dans ce sens-là, et il m’apparaît de plus en plus scindé. Je crois surtout que le rire des ricaneurs est quelque chose qui épuise, tue le rire, fatigue et donne raison aux gens qui s’y opposent. En revanche, le rire de résistance, porté par de grands humoristes, par des personnes convaincues qui tentent de changer le monde avec humour, me semble la chose la plus nécessaire en ce moment.

On a l’impression que les spectacles se sont multipliés sur scène. On assiste à une surenchère de l’offre. N’est-ce pas pour l’humour un risque d’affaiblissement, de nivellement par le bas ?

Une multiplication de l’offre, assurément. Mais quelle offre ? Cette espèce de ruée du « rigolons ! rigolons ! » finit par être étouffante. Trop de ricanerie tuent le rire. Il n’y a pas de grand chambardement. Le rire de Coluche a tout de même porté jusqu’aux Restos du cœur, avec une réelle prise sur la société. Il y a aussi celui de Guy Bedos, qui trace son sillon, qu’on l’aime ou non, mais qui reste porté par des valeurs sûres. Pour le reste, réduit à « gouvernement égal emmerdement », ou « Chirac égal poil au braque ! », ça ne veut très vite rien dire.

Le rire est partout présent, sur scène, dans les médias, à la télévision, à la radio. Tout se passe comme s’il y avait un impératif de la rigolade…

L’impératif de la rigolade, c’est vous qui le dites ! Mais j’ai l’impression que le moindre calembour fait office de création. Or, ce n’est pas le cas ! Aujourd’hui, finalement, cette situation correspond à la disparition de ce qu’on appelait les philosophes. Toute une part de la réflexion intellectuelle a disparu… Où sont les Michel Foucault, les Roland Barthes aujourd’hui ? Il y avait une part de la pensée qui passait par là, par l’espace médiatique de résistance et de bouleversement du monde. Tout cela est effacé. J’ai l’impression que l’on se goinfre de n’importe quel petit rigolard comme on prend une pilule d’ecstasy pour passer un bon moment ! Il y a là quelque chose qui ressemble à la facilité. Est-ce la crise ? Est-ce la réalité sociétale qui est si dure et qui fait qu’on n’a plus le temps de consommer autre chose que des pilules superficielles ? N’importe quel directeur de programme à la télévision, ou directeur de film au cinéma, se dit qu’untel fait rigoler et qu’il va attirer des gens. Mais à quel prix ? Avec quelle force ? Il existe une espèce de vulgarité, de poujadisme dans l’esprit, qui apporte peut-être trois kopecks dans les caisses pendant un ou deux mois, mais tombera de soi. Il y a une curiosité qui ne se satisfait pas d’une poignée de gags pour être comblée. Les blagouilles de bistrot ne sont pas suffisantes, sinon pour les gens avides de conneries.

En période de crise, l’humour n’agirait-il pas, selon l’expression de Christophe Alévêque, comme un « défouloir » ? Passant ainsi du rang de divertissement à celui de remède…

En période de crise, il existe sans doute une propension à aller ailleurs, une propension à rêver, à se dire que tout n’est pas foutu, qu’il reste des utopies. Tous les espaces de création apportent d’autres planètes, d’autres cieux. Louis Aragon disait : « Creusons des galeries vers le ciel. » Ces cieux ne sont pas seulement du côté du rire. Les gens ont soif d’utopies, et le théâtre est quelque chose qui les aide à s’évader d’une réalité pesante ou d’une sensation que tout est foutu. C’est en effet la possibilité de découvrir d’autres territoires. Ce sont les écrivains, les poètes, qui donnent précisément cette matière, et sûrement pas les blagueurs.

A contrario, beaucoup estiment que l’humour décrédibilise la politique…

Si la politique est décrédibilisée par l’humour, c’est qu’elle n’est pas très forte. C’est comme les gens qui s’insurgent contre le fait de monter une pièce autour du sacré. Si le sacré tombe en poussière avec une pièce de théâtre, c’est qu’il doit reprendre des vitamines !

**Beaucoup d’humoristes actuels tournent autour d’un art de la vanne, du quotidien, de l’anecdote, des amis, des relations hommes/femmes. Tout semble s’être dépolitisé… **

L’humour n’est pas une histoire de sujet, mais de talent. On peut donc parler de tout ! Quand Rabelais parle de la liberté, c’est beaucoup mieux que des tas de gens aujourd’hui. Il n’y a pas de sujets tabous. Ce n’est pas que les sujets plus ou moins politiques sont meilleurs parce qu’ils sont politiques ou que les sujets métaphysiques sont meilleurs parce qu’ils sont métaphysiques. Cela dépend de qui le fait. Quand Voltaire rit de l’affaire Calas et des magistrats, c’est quand même plus fort que certains humoristes chroniqueurs, présents tous les matins sur les radios, qui disent tout et n’importe quoi sous prétexte de mettre les auditeurs de bonne humeur au réveil parce que les gens seraient drogués à ça. Moi, s’il s’agit d’Alphonse Allais, je suis preneur ! L’humour n’est pas quelque chose d’en dessous. Les Diablogues de Roland Dubillard ont cinquante ans, ça n’en reste pas moins magnifique. Il ne s’agit donc pas de mettre de l’humour partout au prétexte que c’est de l’humour. Il faut simplement mettre des créateurs ! Des dérangeurs au niveau du langage et des idées, des dérangeurs au niveau du sens.

Est-ce qu’il existerait encore une fonction politique et sociale de l’humour ?

Le livre Le communisme est-il soluble dans l’alcool ?, d’Antoine et Philippe Meyer, racontait toutes les facéties anti-gouvernementales sous Staline, lequel pensait qu’un « pays qui est heureux n’a pas besoin d’humour ». De fait, toutes les pièces circulant sous le manteau, qui étaient des Feydeau de l’époque et que les bolcheviks ont écrasées, étaient une manière de vivre, de se raconter qu’il existe encore des aires de liberté. Ça ne fait pas tomber les gouvernements, mais, dans ce cas, cela permettait aux gens de demeurer debout à travers un humour fort dénonçant la dictature. C’était même une question de survie. Certes, on n’a plus de Staline dans les démocraties contemporaines, mais il reste la crise. Et les grands humoristes permettent sans doute de mieux la surmonter. Il existe des endroits d’oxygénation où l’on peut respirer mieux que dans la société qui nous est imposée. C’est une résistance aux idées reçues, au formatage, aux diktats de la politique.

[^2]: La thématique du rire de résistance a fait l’objet d’une programmation spéciale au théâtre du Rond-Point et d’une publication en deux volumes, au titre éponyme, en 2007 et 2010.

Publié dans le dossier
La crise du rire
Temps de lecture : 7 minutes