« Humaniser le droit mondial »

La mondialisation crée une injustice entre les pays au regard des droits sociaux et environnementaux. Comment harmoniser les différents espaces ?

Olivier Doubre  • 21 mars 2013 abonné·es

Mireille Delmas-Marty analyse depuis de nombreuses années l’évolution des droits nationaux et du droit international sous l’effet de la mondialisation [^2]. Elle vient de publier Résister, responsabiliser, anticiper. Ou comment humaniser la mondialisation. Selon elle, si la mondialisation renforce l’humanisme juridique par le développement des droits de l’homme ou l’affirmation d’une justice pénale internationale, elle le menace également par le durcissement du contrôle des migrations, l’aggravation des exclusions sociales ou la multiplication des atteintes à l’environnement. Elle pose ici des pistes pour un droit international réellement au service de l’homme.

Votre livre analyse d’abord les contradictions de la mondialisation. Quelles en sont les principales ?

Mireille Delmas-Marty : D’abord, celle entre l’ouverture des frontières aux marchandises, aux services et aux capitaux, et, dans le même temps, le renvoi des droits sociaux au niveau national et la fermeture des frontières aux hommes, aux migrants. Pourtant, la globalisation est en elle-même un facteur d’immigration lorsque les marchés locaux sont déstabilisés par la circulation des produits des pays industrialisés. Une contradiction existe également entre l’accroissement de la prospérité dû à cette ouverture aux marchandises et aux capitaux, et l’augmentation des inégalités sociales. Les raisons ne sont pas seulement politiques et économiques, elles sont aussi juridiques. Ainsi, le droit du commerce s’est mondialisé avec, en 1994, la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dotée d’un système quasi juridictionnel et de sanctions qui obligent les États. En revanche, s’il y a bien une Organisation internationale du travail (OIT), qui est même la plus ancienne institution internationale (créée en 1919), elle n’a que très peu de moyens et pas de juridiction. Les droits sociaux sont donc renvoyés à la compétence des États. Or, la compétitivité sur le marché devient aussi un marché des droits : il faut avoir un droit attractif si l’on veut attirer les investisseurs. Ainsi, dès 2004, les recommandations de la Banque mondiale étaient toujours en défaveur des droits sociaux. Avoir un droit prévoyant le paiement d’indemnités de chômage est considéré comme un désavantage ! On voit donc que des paradoxes apparents s’expliquent en partie par un mouvement de mondialisation du droit qui se fait de façon fragmentaire, voire chaotique, et à des vitesses différentes. Comme les migrations, les questions de l’environnement, des nouvelles technologies ou des crimes les plus graves (crimes contre l’humanité ou génocides) génèrent des contradictions liées à la mondialisation.

Renvoyons à votre ouvrage sur la question des nouvelles technologies et des crimes, mais qu’en est-il de la question environnementale ?

Concernant l’environnement, on avait cru trouver la solution miracle en 1987, avec le rapport des Nations unies sur le développement durable, qui joignait le développement économique et le respect de l’environnement. Mais, en pratique, la mise en œuvre du programme de développement durable est extrêmement lente. Il existe bien un arsenal de textes, et il y a eu un grand moment, en 1992, avec le sommet de Rio, quand nombre d’entre eux ont été adoptés. Ils ont donné lieu ensuite au protocole de Kyoto, avec le mécanisme des permis d’émissions de gaz à effet de serre. Mais le bilan récent, avec le sommet Rio+20 en juillet 2012, est décevant parce que les États, pour des motivations différentes, ne s’engagent pas en ce domaine. D’un côté, les États-Unis souhaitent laisser faire le marché et donc refusent les restrictions des émissions de gaz. De l’autre, les pays émergents posent un problème de principe très difficile à résoudre puisqu’ils invoquent le fait que la pollution est due en grande partie aux pays développés et qu’il est donc injuste de leur demander de limiter leur développement. C’est un problème d’équilibre entre développement durable et développement équitable. Et il faut que les pays développés, premiers responsables du réchauffement climatique, participent au financement pour réduire les pollutions. Or, l’argent n’a pas été versé… Le droit mondial de l’environnement est donc très faible et sans organisation mondiale, contrairement au commerce.

Vous soulignez les différentes vitesses de construction des droits face à la mondialisation…

La vitesse d’intégration des normes mondiales est plus ou moins lente selon les secteurs. Comme on l’a vu, celles du commerce ont été rapidement intégrées. Les normes sociales, elles, sont à évolution lente. Cet écart de vitesse crée un dysfonctionnement, que j’ai proposé d’appeler « dyschronie » ou « asynchronie ». Il faudrait donc mieux synchroniser les vitesses de transformation des différents espaces normatifs. En même temps, ce qui complique cette question des vitesses, c’est que la dyschronie existe quand on a deux espaces normatifs qui évoluent à des vitesses différentes (comme le droit du commerce par rapport au droit du travail). On aurait probablement besoin – pour aller vers ce modèle que j’ai appelé le « pluralisme ordonné »  – de la notion de polychronie. C’est-à-dire aller vers un espace normatif unique (par exemple, l’espace de l’Union européenne ou l’espace « Kyoto » pour le changement climatique), mais dans lequel on accepte que les pays intègrent à des rythmes différents les nouvelles normes communes. En Europe, par exemple, l’espace « Schengen » constitue une intégration plus rapide par un groupe restreint d’États. Alors que la dyschronie est un effet pervers, la polychronie est sans doute nécessaire si l’on veut aller vers un ordre mondial qui crée un droit commun, des références communes, et harmonise sans éradiquer toutes les différences dues à l’histoire, à la géographie ou aux contextes culturels.

La seconde partie du livre s’attelle justement à déterminer des pistes pour une meilleure cohérence. Pistes qui, écrivez-vous, doivent s’appuyer sur un « projet humaniste », entendu comme « processus dynamique et interactif d’humanisation réciproque ». Qu’entendez-vous par là ?

La notion d’humanisme juridique a été disqualifiée par les usages abusifs qui en ont été faits. Au nom de l’humanisme, on a justifié la colonisation en disant qu’on allait « civiliser » les populations « indigènes ». C’est donc un concept très connoté, difficile à accepter par l’ensemble du monde. En revanche, ce qui inspire l’humanisme, c’est-à-dire mettre l’homme au cœur des systèmes juridiques, reste un objectif noble ; sinon, le droit est tout simplement au service de la force. Pour que le droit soit au service de l’homme, il faut concevoir l’humanisme comme un processus, c’est-à-dire travailler à « l’humanisation » – ce qui n’est pas la même chose. Il ne s’agit pas de comprendre que les nations dites « civilisées » vont aller « humaniser » les autres, mais au contraire entendre une humanisation réciproque, dans le sens de ce que chaque culture peut apporter à la reconnaissance de l’humanité en tant que telle. Donc retenir le meilleur de chaque culture (ou, ici, de chaque système juridique), mais en essayant de transformer les pratiques. C’est pour cela que j’ai voulu utiliser trois verbes, qui composent le titre du livre et qui sont une manière d’interpeller les pratiques : « résister » aux différentes formes de déshumanisation à l’œuvre avec la mondialisation ; « responsabiliser » les titulaires de pouvoirs, les États mais aussi les grandes multinationales ; et « anticiper » sur les risques à venir, comme l’environnement, ou ceux pour les générations futures. C’est en quelque sorte le programme esquissé par ces trois verbes.

[^2]: Ses cours au Collège de France sur ce sujet ont donné lieu à quatre ouvrages majeurs : les Forces imaginantes du droit (4 volumes), Seuil, 2004-2011.

Idées
Temps de lecture : 7 minutes