Roms : Éloge du nomadisme

L’essence du nomadisme réside dans une manière d’être, de penser, d’habiter, de se rapporter à soi, aux autres, à la nature et à la terre, c’est-à-dire une culture.

Bruno Mattéi  • 6 juin 2013 abonné·es

Un des débats traversant la question des Roms est de savoir si ces derniers sont « nomades » ou « sédentaires ». Il ne faudrait pas croire que la question est périphérique ou accessoire à ce que nous aurions besoin de savoir (nous les sédentaires, donc) pour comprendre le pourquoi de « l’introuvable place » que leur réserve toujours la République. Dans son dossier intitulé « Quel avenir pour les Roms en France ? », paru le 2 mai dernier, Politis prend le parti, dans l’introduction, pour la vulgate (qui fait largement consensus dans la société française : État, partis politiques et associations de soutien aux Roms confondus) qui consiste à affirmer que les Roms sont sédentaires. Qu’on se le dise, et soutenir toute autre position relèverait du préjugé, avec pour conséquence immédiate une « mise en danger » des Roms, au demeurant « citoyens européens » : « Pour faire entrer les Roms dans le droit européen, écrit la journaliste, il faut faire tomber les préjugés : ils ne sont pas nomades, ils souhaitent travailler comme tout le monde, mettre leurs enfants à l’école. »  […] Conclusion : autant les avertir, au cas où ils se croiraient encore nomades, qu’ils sont sédentaires, comme nous, et que, sous cette seule condition, on est même prêts à faire un effort pour les « intégrer » (sic).

Il est vrai que des intellectuels de chez nous, ethnologues, sociologues, historiens-géographes se prêtent à ce concert unanimiste, qu’ils authentifient de leurs savoirs d’experts. La chef de file incontestable de cette cohorte psittaciste paraît être Henriette Asséo, pasionaria du sédentarisme rom, qui encore récemment, dans une double page centrale du Monde diplomatique, affirmait : « Non, les Roms ne sont pas des nomades. » Et glissait pour finir que « cette histoire de nomades n’a aucun sens, dire le contraire serait absurde ». Nous voilà prévenus ! Sauf que voilà : est-il suffisant de réduire cette absurdité du nomadisme des Roms à une histoire de « mobilité », à laquelle ils auraient renoncé ? De nous faire croire et de faire croire aux Roms cette autre absurdité que, finalement, cinq siècles d’esclavage en Roumanie devraient avoir été compris comme une sédentarisation choisie, prolégomènes de toute la suite de leur histoire ? Et que cela aurait suffi à « blanchir » et à effacer quelque chose de plus subtil, c’est-à-dire un choix de condition humaine et de culture ? À la pensée sédentaire –  « la pensée cul de plomb », comme disait Nietzsche, qu’il considérait comme « un péché contre l’esprit »  – ne faudrait-il pas opposer ne serait-ce que la possibilité que les « culs-de-plomb » consentent à ouvrir un débat de nature anthropologique et éthique (au sens de ce qu’il en est de l’ anthropos et de l’ ethos humain) ?

Et si, pour tenter d’ouvrir un tel débat (une disputatio au sens noble du terme), nous consentions déjà à écouter ce que des intellectuels, des penseurs roms tentent de nous dire sur l’essence du nomadisme du peuple rom, auquel ils se sentent pleinement participer ? Voici ce que nous dit par exemple Alexandre Romanès, poète, écrivain et néanmoins directeur du cirque bien connu, qui intitule un article publié par le Monde (en février 2011), comme en écho à Mme Asséo : « Nomades nous resterons », car le nomadisme, dès lors qu’il n’est plus (mé)compris par le petit bout de la lorgnette des culs-de-plomb sédentaires, nous donne à penser que l’essence du nomadisme réside dans une manière d’être, de penser, d’habiter, de se rapporter à soi, aux autres, à la nature et à la terre, c’est-à-dire une culture au sens plénier du terme. Un koan japonais [^2] dit très bien quelque chose de cette idée : « Il est sur la route sans avoir quitté la maison. Il est dans la maison sans avoir quitté la route. » De son côté, le cinéaste mais aussi écrivant-philosophe Tony Gatlif, lors d’un forum organisé par Libération (19 octobre 2012) consacré « au moment Roms », faisait l’éloge de la pensée rom comme pensée de la fidélité à la liberté, à la rébellion, à la remise en cause de soi – « penser contre soi ». Il ne voyait pas comment la sédentarisation pouvait être compatible avec ce mode d’être, ce rapport à la vérité. La « vérité nomade », comme avait déjà dit Emmanuel Levinas, ce philosophe singulier du nomadisme juif.

Mais qui aurait envie au juste d’un tel débat « du penser contre soi », pour s’ouvrir à quelques questions restées enfouies depuis la nuit des temps ? De quoi les Roms sont-ils le « non » : le non de leur indésirabilité, le non du déni de leur identité profonde, et pour quels bénéfices obscurs, ce déni ? Au fond, une vieille histoire qui nous ramènerait à une lecture anthropologique de la Création telle que signifiée dans la Genèse  : pourquoi Caïn le sédentaire (le « possédé », en hébreu) n’a-t-il rien trouvé de mieux à faire que « d’assassiner » sans autre forme de procès et de répliques son petit frère Abel, le nomade (la « buée » en hébreu), qui ne lui avait même pas cherché le début d’une querelle ? Mais voilà que cette grande geste de la création du monde qui introduit la bivalence originelle et tragique perdure, dans une répétition mortifère. Pour en sortir, ne faudrait-il pas penser ce débat comme le miroir tendu et offert par les Roms de nos désarrois contemporains ? Avec, enfin, la perspective de la réconciliation du nomade et du sédentaire, c’est-à-dire de l’homme avec lui-même. 

[^2]: Un koan , terme emprunté au vocabulaire juridique de la Chine ancienne, est une courte phrase ou une brève anecdote utilisée dans certaines écoles du bouddhisme.

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