Mario Soarès : « L’austérité ne profite qu’aux marchés spéculatifs »

Mario Soarès, ancien président portugais, s’alarme des conséquences du dogme libéral sur son pays.

Politis  • 3 octobre 2013 abonné·es

Le président Ronald Reagan et le Premier ministre britannique Margaret Thatcher ont été les champions de cette politique néolibérale désastreuse, que le pseudo-travailliste Tony Blair a poursuivie, avec les conséquences négatives que nous connaissons. Inévitablement, étant donné les liens profonds entre l’Amérique et l’Europe, le néolibéralisme d’outre-Atlantique a contaminé l’Union européenne, surtout celle de la zone euro, dont la monnaie était alors plus forte que le dollar. C’est de cette façon qu’a commencé la crise dans la zone euro de l’Union, dont le leader en Allemagne est la chancelière Angela Merkel, originaire d’Allemagne de l’Est où, bien que luthérienne, elle a été – on le sait maintenant – militante communiste. Après la chute du mur de Berlin, elle s’est opposée à la réunification de l’Allemagne, à laquelle les États européens ont contribué. Le Portugal y compris. Le premier pays touché par la crise de l’euro a été la Grèce, berceau de notre civilisation qui, pour cette raison, mais ce n’est pas la seule, aurait dû être, dès le début, mieux traitée. Elle ne l’a pas été. La chancelière allemande, alors alliée aux libéraux ultraconservateurs, comme elle l’est toujours, bien qu’elle se prétende démocrate-chrétienne, a réagi comme les marchés l’entendaient. La Grèce – où les banques allemandes comptaient beaucoup – est allée de mal en pis, jusqu’à ce qu’elle obtienne suffisamment d’argent pour payer les énormes intérêts exigés par la troïka. Pendant ce temps, les pays dits périphériques de la zone euro, laissés ou non sans soutien financier – ce qui cassait les principes fondamentaux de solidarité et d’égalité – sont progressivement entrés en crise. D’abord l’Irlande, puis le Portugal, l’Espagne, suivie de l’Italie (troisième économie européenne), de Chypre, de la récente explosion de la Hollande, surprenante, et maintenant de la France. Tout ça à cause d’une politique d’austérité criminelle, imposée par l’Allemagne, suivie par la Commission européenne, présidée par Durão Barroso (dont les multiples changements d’opinions sont graves), et, plus discrètement, par le président de la Banque centrale européenne, l’Italien Mario Draghi, et par le FMI, à l’opinion variable.

À 88 ans, l’ancien président de la République du Portugal (de 1986 à 1996) et personnalité éminente de la social-démocratie européenne est toujours sur la sellette. Dans un ouvrage à paraître ces jours-ci sous le titre Portugal, état d’urgence, il critique très sévèrement les politiques d’austérité imposées par l’Union européenne.

Celui qui fut un opposant historique à la dictature dans son pays, et qui l’a payé de plusieurs arrestations et de longues années d’exil, dresse un réquisitoire implacable contre les institutions européennes, et en premier lieu la Commission, que préside son compatriote José Manuel Barroso. Il attaque aussi avec force la chancelière allemande, Angela Merkel, pour sa politique qui accable les pays du Sud et condamne les populations à un appauvrissement dramatique. Son propos, que l’on pourra parfois trouver trop indulgent pour les sociaux-démocrates européens d’aujourd’hui, est du plus grand intérêt parce qu’il vient d’un homme qui a négocié l’entrée de son pays dans l’Union européenne.

Il est aujourd’hui largement prouvé que l’austérité ne profite qu’aux marchés spéculatifs et à ceux qui les commandent. Mais elle ravage les États et les peuples. Et pas seulement les États dits périphériques ou du Sud, comme on l’a prétendu un peu vite. Voyez la Hollande, la France et l’Allemagne – trois des pays fondateurs de la CEE, aujourd’hui Union européenne. L’Allemagne, c’était évident, des prix Nobel d’économie tels Joseph Stiglitz et Paul Krugman, entre autres, nous avaient avertis. On y voit de plus en plus de signes de difficultés, parce qu’elle a perdu, avec l’austérité, beaucoup d’exportations vers les pays européens, d’où provenaient presque cinquante pour cent de ses recettes. Si la politique d’austérité est maintenue, l’Allemagne entrera en récession, avec toutes les conséquences qui s’ensuivront. L’opinion publique européenne a commencé à comprendre qu’il faut – de façon urgente – changer la politique et les hommes politiques actuels, qui se sont révélés incompétents. Les partis au pouvoir dans l’Union sont presque tous ultraconservateurs et se montrent incapables de comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons, à l’inverse des partis qui ont construit l’Union européenne – les socialistes, les sociaux-démocrates, les travaillistes ou les démocrates chrétiens –, avec quelques exceptions telles la France et l’Italie (grâce à l’excellent Président Giorgio Napolitano, réélu malgré son âge, et à son Premier ministre, Enrico Letta), qui se déclarent ouvertement contre l’austérité et veulent que les États contrôlent à nouveau les marchés, et non le contraire. C’est la raison pour laquelle les populations de tous les pays européens manifestent bruyamment contre les troïkas, les marchés, les pseudo-politiques et les gouvernements adeptes de l’austérité.

Notons que l’État social, construit dans l’après-guerre, la démocratie, telle que nous la concevons et l’État de droit sont en train d’être remis en cause et nécessitent un changement de politique profond, sans tarder. Le dilemme est simple : ou on lutte contre le chômage, la pauvreté généralisée, la récession et on garantit l’État social, dans tous ses aspects, tant qu’il est encore temps, ou l’Union européenne sombre dans le chaos. Ce qui représenterait une tragédie pour les États-Unis (dont le seul allié fidèle est l’Union européenne) et même pour les grands du monde : Chine, Russie, Japon, Brésil, Inde, Mexique et quelques autres. J’espère que cela n’arrivera pas, parce que le monde – et l’intelligence – ne peut admettre que l’Union européenne, le projet politique le plus original et le plus bénéfique pour les populations qui ait jamais existé, disparaisse, avec le risque accru de la voir impliquée dans un nouveau conflit mondial. Il s’agirait d’un recul de civilisation de plus d’un siècle. Pourvu qu’il y ait du courage et du bon sens.

© Éditions de la Différence

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