Sofiane Hadjadj : Albert Camus, « une position intenable en Algérie »

L’éditeur Sofiane Hadjadj évoque l’image d’Albert Camus de l’autre côté de la Méditerranée.

Olivier Doubre  • 3 octobre 2013 abonné·es

Sofiane Hadjadj a fondé à Alger, avec Selma Hellal, les éditions Barzakh, aujourd’hui parmi les plus innovantes du Maghreb. Né au tout début des années 2000, leur projet éditorial mêle littérature, poésie et essais, entre Algérie, France et, plus largement, Orient francophone.

En tant qu’éditeur et intellectuel algérien, quel regard portez-vous sur la figure de Camus vis-à-vis de l’Algérie ?

Sofiane Hadjadj :  Je dirai tout d’abord que Camus n’occupe pas une position essentielle dans mon parcours personnel. J’ai lu, comme beaucoup de gens, l’Étranger et Noces à Tipasa, c’est-à-dire ses grands textes, qu’on peut qualifier de lyriques, ou encore ses écrits sur la Kabylie, mais il ne m’a pas particulièrement marqué dans mon parcours intellectuel. Toutefois, cela ne m’a pas empêché de réfléchir au fait que cette figure ait suscité et continue de susciter, chez les Français eux-mêmes mais aussi en Algérie, beaucoup d’intérêt. C’est d’ailleurs assez paradoxal de ce côté-ci de la Méditerranée, puisqu’il est à la fois très lu – à tel point que certains de ses textes sont piratés et vendus dans des éditions illégales, ce qui est un signe, in fine, de bonne santé de l’œuvre – et rejeté par une partie de l’intelligentsia, en raison du fait qu’il n’a jamais pris parti, clairement du moins, pour l’indépendance de l’Algérie. Quoi qu’il en soit, je reste persuadé que Camus a toute sa place dans le débat et le patrimoine culturels et littéraires algériens. Même si certains tentent de lui dénier cette place, il l’occupe bel et bien. Tout comme, par exemple, quelqu’un comme Jacques Derrida.

Plus largement, comment est-il perçu en Algérie ?

Il est dans une position assez intenable, celle d’un entre-deux, puisqu’il n’a jamais pris fait et cause en faveur de la guerre de libération et qu’il appartenait à la communauté des pieds-noirs, ces Français arrivés au XIXe siècle et qui ont une histoire particulière, chargée, avec un attachement viscéral à l’Algérie, quasiment déraisonnable. C’est un attachement à une terre, à un soleil, à un climat, qui est de l’ordre du physique, du cosmos, et non du rationnel. En même temps, la position de Camus est paradoxale puisqu’il a, dès les années 1930, écrit sur la condition des ouvriers et des paysans algériens, du peuple de la Kabylie. De même, au lendemain des événements du 8 mai 1945, à Sétif ou à Guelma, notamment, il a été l’un des premiers à dénoncer ces massacres. Dans ce type de situation, on est généralement enjoint à prendre parti ; or, Albert Camus n’a pas su prendre parti. Il est mort le 4 janvier 1960 et on ne peut pas savoir quelle aurait été sa position après l’indépendance. À la différence du général De Gaulle, qui, malgré tout, a compris le caractère inéluctable de la marche vers l’indépendance, Camus n’a pas su le voir.

Les Algériens eux aussi ont une position paradoxale par rapport à Albert Camus…

Oui. Ils éprouvent une forme d’incompréhension et de distance à son égard, tout en aimant profondément l’extraordinaire écrivain, sensualiste, amoureux de la vie et de cette terre… Ils auraient sans aucun doute aimé que quelqu’un de cette stature ait défendu la cause algérienne. Mais, en même temps, il a fait ce qu’il a pu, et on ne peut évidemment pas le rendre responsable de ce qui s’est passé.

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