Presse gratuite : d’abord vendre de la pub…

Les journaux gratuits ont inversé une logique vieille de près de deux siècles. Ils ont marginalisé l’information au profit des annonceurs.

Denis Sieffert  et  Patrick Piro  et  Jean-Claude Renard  et  Véronique Descloitres  • 12 décembre 2013 abonné·es

La faute à Émile de Girardin. C’est lui qui, en 1836, eut le premier l’idée de faire financer son journal, la Presse, par des annonces publicitaires. Les « gratuits » d’aujourd’hui ne sont peut-être que ses lointains héritiers. À cette différence près – qui est de taille – que le théoricien du « double marché » voulait baisser le prix de vente de son journal pour diffuser plus largement ses idées et faire connaître des feuilletonistes qui s’appelaient Balzac et Dumas. Libéral sous la monarchie de Juillet et sous le Second Empire, aux côtés des insurgés de juin 1848 puis versaillais sous la Commune, Girardin avait, pour le meilleur ou pour le pire, une pensée politique. Révolutionnaire ou réactionnaire, il n’a jamais considéré la publicité comme une fin en soi. Celle-ci lui donnait les moyens de résister à la censure étatique, les redoutables ciseaux de Dame Anastasie. Les choses ont bien changé depuis. La liberté de la presse et celle du citoyen sont davantage menacées aujourd’hui par le pouvoir économique. Et les gratuits de 2013 ont totalement inversé le rapport entre l’information et la pub. Comme le disait jadis l’ex-patron de TF1, Patrice Le Lay, il s’agit de «  vendre à Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible ». La pub représente pour les trois gratuits parisiens plus de la moitié de la surface du journal. Ce qui ne peut aller sans une forme de conditionnement. Ce renversement de logique en implique peut-être un autre. Le produit proposé, bref et apparemment factuel, n’est pas déterminé à partir d’une demande du lectorat « jeune et urbain » ciblé par les gratuits, mais par un impératif économique. C’est l’information low cost. Le plus souvent un extrait de dépêche d’agence, sans la moindre valeur ajoutée. Il s’agit ensuite de convaincre un lectorat rendu captif par la gratuité et l’accessibilité que c’est le produit qui lui correspond. Dans ce paysage, il est cependant possible d’apercevoir des différences de qualité entre les titres.

« Bonnets rouges » et écotaxe

Il faut le reconnaître, les gratuits d’information sont en général performants sur le terrain de la pédagogie de base, jusqu’à la simplification outrancière. Exemple, l’écotaxe, schémas à l’appui : comment fonctionne un portique de détection, qui paye, où va l’argent ? Le traitement de l’agitation sociale est abondant, mais pas plus excessif que dans d’autres médias : le thème est au sommet de l’actualité entre fin octobre et début novembre. Les vraies différences se rencontrent dans le domaine de l’analyse. Direct matin assure un service minimum et orienté vers la critique de l’écotaxe, comme en témoignent les entretiens avec Eva Joly (EELV) et Dominique Bussereau (UMP), pratiquement les deux seuls politiques convoqués dans ses colonnes sur le sujet. Peu de fond également dans Metronews, qui assume des choix plus marqués du côté de la justification de la colère des bonnets rouges. Le 28 octobre, publiant le résumé d’un entretien avec le député UMP Henri Guaino, le quotidien gratuit choisit de titrer avec un de ses propos sur l’écotaxe : « On s’occupera des camions quand il y aura moins de chômeurs. » On n’est pas loin de la brève de comptoir. Pour trouver des éclairages plus approfondis, il faut se tourner vers 20 Minutes, moins avare en articles « maison ». S’il ne va pas jusqu’à creuser la justification d’une fiscalité écologique, il analyse les conséquences économiques de l’abandon de l’écotaxe, interpelle EELV sur son maintien au gouvernement, interroge un sociologue sur le rôle de la pression de la rue dans la conduite de négociations. C’est aussi dans 20 Minutes que l’on déniche deux articles sur la remise en cause du modèle agroalimentaire breton. Le 4 novembre, le gratuit donne ainsi la parole à la présidente de la chambre régionale de l’économie sociale et solidaire, qui explique que la Bretagne est la région française la plus tournée vers cet autre modèle !

Pipolisation à tout-va…

La presse gratuite d’information s’est d’abord développée en Suède, sous la houlette de la presse payante, pour dénicher de la publicité. En France, en 2002, sont arrivés Metro, puis 20 minutes et Direct Matin. Aujourd’hui, Metro, renommé Metronews, appartient à TF1, après que les Suédois se sont retirés progressivement ; 20 minutes est au groupe Ouest France ; Direct Matin à Vincent Bolloré. Sur l’ensemble du territoire, quotidiennement (hors jours fériés et vacances scolaires), Metronews distribue 763 000 exemplaires, Direct Matin 935 000 et 20 Minutes 992 000 (sources OJD).

En 2011, le chiffre d’affaires de la presse gratuite d’information s’élevait à 370 millions d’euros. Seul 20 Minutes est rentable. En 2011, le titre dégageait un bénéfice de 2,5 millions (pour un chiffre d’affaires de 60,6 millions) tandis que Direct matin enregistrait une perte de 10 millions, et Metronews de 3 millions.

Télé-réalité, divertissement, pipolisation occupent une grande place dans les gratuits. Vite lu, vite oublié. Avec cependant, là encore, quelques différences notables. Ainsi, le lundi 28 octobre, 20 Minutes consacre sa une à « la France des invisibles ». Le titre renvoie à un documentaire diffusé le jour même sur France 3, « révélant une nouvelle fracture sociale ». Il s’agit en effet du film de Jean-Robert Viallet la France en face. Un documentaire remarquable. En page 6 du journal, un entretien avec Christophe Guilluy, géographe décrivant une France coupée en deux, avec des métropoles porteuses d’emplois et des territoires abandonnés. Un entretien qui donne à réfléchir, soulignant combien « les classes populaires ont le sentiment de ne plus faire partie du projet ». Ce traitement rend compte d’une ambition journalistique de 20 Minutes que n’ont pas ses concurrents. Ce même 28 octobre, Metronews préfère titrer sur les retrouvailles d’un soir de José Garcia et d’Antoine de Caunes, sur Canal +. Ce jour-là, comme souvent lors des vacances scolaires, Direct matin ne paraît pas. Mais, le plus souvent, dans Metronews, appartenant au groupe TF1, la place est joliment faite aux programmes de TF1 ou de TMC, même maison. Ailleurs, on trouve beaucoup les programmes de TF1, M6, NRJ 12, NT1 et D8, un peu moins France Télévisions, quasiment pas Arte. Au gré des jours, ce sont des articles (courts et pas toujours signés) sur « La France a un incroyable talent » (M6), « Danse avec les stars » (TF1), « Secrets d’histoire », de Stéphane Bern (France 2), Cyril Hanouna et « Touche pas à mon poste » (D8), Super Nanny (M6), Alessandra Sublet et son nouveau rendez-vous (France 5), « Nouvelle Star » (D8), d’autres articles encore sur Sébastien Cauet, sur les séries américaines ( Dexter, Homeland, Under The Dome ), ou sur un reportage consacré à la disparition de Xavier Dupont de Ligonnès (France 2). On pense alors à un propos du patron de Metronews, Édouard Boccon-Gibod dans l’Express  : «   Pour notre lectorat de jeunes actifs urbains, les sujets sont l’emploi, la formation, la santé ou la famille. Et une part extrêmement importante aux activités culturelles sous toutes leurs formes  ». Vous avez dit « culturel » ? Les jeunes ne s’intéressent pas au social, surtout quand cette rubrique croise celle des médias. Ainsi, on ne trouve pas un mot sur les tensions à l’intérieur de France Télévisions quand Rémy Pflimlin annonce, en octobre, un plan de suppression d’emplois de 361 personnes. Même prudence à 20 Minutes quand Lagardère cède dix de ses titres. Le journal estime brièvement, le 13 octobre, que les négociations en cours entre la direction et les salariés ont « de quoi rassurer quelque peu les représentants du personnel qui craignaient des licenciements ». Surtout pas de remous. En somme, aucune analyse de la vie des médias, ni distance critique sur les programmes ou sur ceux qui les habillent et leurs choix éditoriaux, mais une information consensuelle. Plus belle la vie des médias ! Mais revenons à la « culture ». Mardi 12 novembre, Direct matin saluait le nouveau rendez-vous de télé-réalité de Nabilla, dernière icône de la petite lucarne, diffusé le soir même, avec « Allô Nabilla, ma famille en Californie », sur NRJ 12. Mais Metronews faisait mieux, propulsant l’icône en quasi-rédactrice en chef du quotidien : à la une (« Nabilla fait son numéro »), interviewée en page 2, saisie au shopping en page 22, et avec sa mère portraiturée en page 28.

Racisme : la parole à Le Pen

S’il n’y a pas de « gratuits de gauche » – en faut-il d’ailleurs ? –, il y a bien des gratuits de droite. En pleine « affaire Taubira », comme le dit l’appel de une, Metronews n’a rien trouvé de plus urgent que d’interviewer Marine Le Pen. Une interview labellisée groupe TF1, puisque réalisée en commun avec la chaîne d’information en continu LCI. La une et deux pages d’ouverture pour laisser dire à la dirigeante du FN qu’il n’y a « pas de montée du racisme » en France. Un espace inhabituel pour un journal qui pratique les petits formats. L’exploitation des peurs est aussi le lot quotidien de cette presse. Au lendemain de l’affaire du tireur de Libération, Direct matin titre sobrement : « Terreur sur la ville ». Un titre qui n’est pas sans rappeler le fameux « la France a peur » qui fit en 1976 l’ouverture d’un journal télévisé… de TF1.

Fausse objectivité

Le traitement de la politique internationale est réduit au plus simple. Une exception peut-être pour la visite de François Hollande en Israël et en Palestine. Dans Direct matin, la mièvrerie confine à la désinformation. Sous le titre « Pas de favoritisme », on peut lire que « le président Hollande s’est refusé à prendre parti pour un camp ou pour un autre ». Comme si la colonisation des territoires palestiniens relevait de la querelle de cour de récréation. Nonobstant le fait qu’il n’est pas difficile de voir que « le président Hollande » a évidemment pris parti en renforçant les liens commerciaux avec Israël au moment où la colonisation s’intensifie. Nous touchons là à une caractéristique de la plupart des gratuits : la fausse objectivité ramenée à un équilibre formel entre des points de vue inconciliables. L’opinion n’est pas explicitement exprimée, mais le jugement du lecteur est bel et bien orienté.

Un facteur aggravant

Les gratuits font-ils du tort aux quotidiens régionaux ou nationaux payants ? Un « expert de la diffusion » de l’Office de justification de la diffusion (OJD) cité par l’Express le nie farouchement : « Si les quotidiens, régionaux et nationaux, se vendent effectivement moins bien depuis dix ans, on peut imputer ce repli à différents facteurs comme les coûts de fabrication, de diffusion ou de vieillissement des formules, mais pas à l’arrivée des gratuits. » L’argumentation, si l’on peut dire, est un peu courte. On notera tout de même au passage la pression exercée sur « les coûts de fabrication ». Ce ne sont pas les coûts de reportage ou d’enquête qui écrasent Metronews. Quant au patron de 20 Minutes, il a cet argument spécieux : « Depuis 1995, l’essor d’Internet a installé une culture de la gratuité de l’info. Il n’y a donc, selon moi, plus de débat gratuit/payant. » Il est bien le seul à considérer qu’il n’y a plus de débat gratuit/payant, y compris et surtout sur le Net. Sans compter que le « débat » existe pour un kiosquier qui tente de vendre ses journaux à quelques mètres d’un présentoir à gratuits. Bien entendu, il n’est pas question d’expliquer la crise de la presse par l’arrivée des gratuits. C’est tout au plus un facteur aggravant. Pour autant, l’économie des gratuits n’est pas florissante. Seul 20 Minutes s’en sort. Ce qui tend à prouver que, même dans le marigot des gratuits, des critères de qualité interviennent. Avec 992 00 exemplaires diffusés chaque jour, il est même devenu, et de loin, le premier quotidien de France.

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