« Le commun, une idée neuve de refondation sociale »

Dans leur nouvel ouvrage, Pierre Dardot et Christian Laval montrent que le concept de « commun » ou de biens communs peut fonder une alternative démocratique au système néolibéral.

Olivier Doubre  • 8 mai 2014 abonné·es

Avec cet « essai sur la révolution au XXIe siècle », Pierre Dardot et Christian Laval mettent en exergue la force et la richesse de la revendication du ou des « commun(s) », synthèse entre anticapitalisme, écologie politique et forme démocratique d’un « autogouvernement collectif » en vue d’une société nouvelle.

Qu’est-ce que le « commun » ?

Christian Laval :  Le commun est un principe politique qui a émergé au cours des années 1990 dans les mouvements sociaux, dans des milieux de juristes et d’économistes, dans les pratiques collaboratives sur Internet, et cela sans coordination ni préméditation. Cette éclosion, assez soudaine, multiforme et mondiale, est en fait la réponse à la grande « appropriation du monde », c’est-à-dire à l’extension, encouragée par les politiques néolibérales, de la logique de la propriété privée à tous les domaines. Cette sorte d’invention historique collective n’a pas été jusqu’à présent assez soulignée. Il est faux de croire que depuis quinze ou vingt ans il n’y a pas eu de résistance au capitalisme, aucune formulation théorique ni construction pratique d’alternatives. C’est l’inverse qui est vrai. L’alternative théorique et pratique qui s’est inventée, c’est le commun. C’est le cœur du livre.

Dans Commun , Pierre Dardot et Christian Laval se livrent à un exercice d’« imagination politique ».

En juin 2011, les Italiens interdisaient par référendum – avec un score de 95 % ! – la privatisation du service public de distribution d’eau et son exploitation à des fins commerciales. Le peuple italien signifiait là sa volonté de marquer un coup d’arrêt au néolibéralisme quant à l’exploitation de certains services publics locaux et de certains biens, considérés désormais comme des « biens communs ».

Pour Pierre Dardot et Christian Laval, cette action montre la voie à « une politique du commun [qui] a pour caractère historique particulier de combattre le capitalisme en tournant le dos au communisme d’État ».

À l’instar du mouvement de l’été 2013 en faveur de la protection du parc Gezi à Istanbul, pour qu’il reste d’un usage commun.

Cette protection des biens communs (et de leur usage commun) ouvre en effet une brèche – réaliste et démocratique – dans la logique du système capitaliste de la propriété privée et de l’accumulation à outrance des richesses.

Fruit d’un travail de longue haleine et d’une recherche extrêmement fouillée – plus de 600 pages faisant suite à leur analyse serrée de « la nouvelle raison du monde » néolibérale [^2] –, le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval font ici œuvre ambitieuse « d’imagination politique », rompant ainsi avec « l’interdit de penser l’avenir » depuis les très libérales années 1980 et la chute du mur de Berlin. En donnant des pistes pour une possible – et démocratique – « révolution au XXIe siècle » visant à la (re)conquête du ou des « commun(s) », ils contribuent à redonner espoir à tous les partisans de l’émancipation humaine et de la transformation sociale. Un ouvrage majeur. Et, sans aucun doute, précurseur.

[^2]: La Nouvelle Raison du monde , La Découverte, 2009.

Pierre Dardot :  Notre seule ambition est de dégager la pleine portée de cette invention collective et non d’inventer une nouvelle formule toute faite. Étymologiquement, « commun » signifie à la fois la co-obligation et la co-activité. L’idée du commun signifie qu’il n’est d’obligation politique que celle qui procède d’une activité commune, ce qui disqualifie toute tentative de fonder cette obligation sur le fait de l’appartenance à une communauté. En ce sens, la reconnaissance du commun comme principe politique exclut toute forme de communautarisme, de nationalisme ou de régionalisme. La seule obligation politique légitime est celle qui résulte non de la représentation de tous par un petit nombre, mais de la participation de tous à une même activité de délibération et de décision. Cette exigence démocratique radicale a été portée par des mouvements très divers de par le monde, dont notamment celui de la place Taksim à Istanbul.

Le concept de commun permet donc de dépasser la vieille opposition marché-Etat…

C. L. :  En réalité, cette opposition a depuis longtemps été déconstruite, par Marx ou Polanyi notamment. Mais c’est le néolibéralisme lui-même qui a ruiné cette opposition, puisqu’il fait jouer à l’État, et au grand jour, un rôle hyperactif dans l’extension de la logique du marché jusque dans son propre sein. La « gauche de la gauche » se ferait donc de cruelles illusions en croyant que l’État est le rempart du marché et de la mondialisation. Elle serait surtout en retard sur le mouvement social et intellectuel qui travaille partout au dépassement de cette opposition fallacieuse, notamment par l’invention du commun.

P. D. :  L’attachement à cette opposition en trompe-l’œil rend aveugle aux transformations du rôle de l’État et désarme la gauche intellectuellement et politiquement. Car l’État est aujourd’hui le coproducteur des normes de compétitivité et de concurrence avec les grandes multinationales et les institutions internationales. Cela apparaît en pleine lumière avec la négociation en cours de l’accord de libre-échange transatlantique : ce sont les États eux-mêmes qui prennent l’initiative d’organiser leur propre défection. Sans compter que ces États sont de plus en plus régis en interne par des normes de droit privé, comme des entreprises. L’État est ainsi devenu l’un des acteurs clés du marché.

C. L. :  Cette question de l’État est également centrale pour l’examen lucide de ce qu’est devenu le mouvement ouvrier. L’étatisme a fini par dominer la pensée et la pratique de la gauche. Un peu comme si elle n’avait pu répondre au capitalisme que par la bureaucratie du parti et par la logique administrative de l’État. Cette voie, qui s’est révélée être une impasse historique, est donc fermée pour dépasser le capitalisme. C’est d’ailleurs l’autre raison de l’invention du commun, à la fois alternative à la propriété privée et à la propriété étatique.

P. D. :  Il importe de considérer lucidement cet héritage sous peine de condamner la gauche au ressassement du même (le programme du CNR, l’État keynésien) ou, pire, à la nostalgie du temps où l’Union soviétique de Staline « faisait peur » à la bourgeoisie. Ce qui s’est avéré ruineux, c’est l’identification du commun à l’étatique, comme celle du public à l’étatique qui en est le corollaire direct. Le commun représente ce que l’on pourrait appeler un « public non étatique ». Voilà pourquoi il est une « idée neuve », c’est-à-dire une idée qui n’a pas encore été expérimentée en tant que principe de refondation de la société.

Cette idée de commun reposant sur un droit d’usage s’entend-elle avec un projet autogestionnaire ?

P. D. :  La logique profonde du commun commande de faire prévaloir l’usage sur la propriété. L’heure n’est pas à la résurrection d’un ancien droit d’usage collectif coexistant avec la propriété privée, mais à l’invention d’un nouveau droit d’usage opposable à toute forme de propriété, privée ou étatique. Un tel droit d’usage peut concerner aussi bien les terres et les usines que la culture et la connaissance : dans tous les cas, le commun est institué par des pratiques collectives comme quelque chose d’inappropriable. Il ne s’agit pas d’abord de « consommer un bien », mais de coproduire les règles qui permettent de préserver quelque chose en vue de l’usage social. L’exemple italien de Naples est à cet égard riche d’enseignement, puisque l’eau comme l’immobilier non occupé par les propriétaires y relèvent de l’usage commun.

C. L. :  Nous ne parlons pas d’autogestion, mais d’autogouvernement et de démocratie des communs. Mais c’est pour mieux faire voir ce qui reste important dans l’autogestion : la volonté que la logique démocratique ne s’arrête pas aux portes des entreprises, des administrations et des associations. L’autogouvernement est un principe général d’organisation de la société. Il doit donc être étendu, avec des institutions différenciées, aussi bien au domaine politique stricto sensu qu’au domaine socio-économique. Et, pour le concevoir, il convient de réexaminer des formulations, certes anciennes, mais qui restent un point d’appui pour l’imagination politique d’aujourd’hui. Nous faisons ainsi grand cas comme source de réflexion du communalisme et du fédéralisme de Proudhon, qui ont été prolongés pratiquement et reformulés par les communards de 1871.

Quelles sont les grandes lignes des propositions que vous exposez à la fin du livre ?

P. D. :  Ces propositions ne sont pas un programme politique. Elles entendent tout à la fois définir des objectifs sur un mode déclaratif et appeler une élaboration ultérieure, quitte à aller bien au-delà de ces objectifs. En formulant ces propositions, nous avons conscience de rompre avec un « réalisme de comptable ». Ce qui est en effet en cause, c’est la réhabilitation politique de l’imagination contre les diktats de la raison marchande.

C. L. :  Le diagnostic sur la situation présente a été établi. On peut l’affiner, mais nous savons ce qu’il en est et où l’on va. Face aux catastrophes, il faut sortir de l’enlisement dans lequel le capitalisme néolibéral a plongé la gauche, pour ne pas parler de l’effondrement désormais évident du Parti socialiste. Il nous a donc semblé nécessaire de décliner le principe du commun en logiques d’action. Le commun est un principe de convergence des luttes et des pratiques dans le secteur capitaliste, les services publics et le monde associatif, comme il est un principe d’articulation du « local au global ». Nous nous appuyons sur des pratiques collectives capables d’instituer de nouveaux rapports sociaux et politiques. En un mot, nous cherchons à renouer avec une pensée de la révolution comme réinstitution de la société par elle-même.

Idées
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