En Irak, les Kurdes pourraient tirer profit du chaos

Spécialiste de la Turquie et de la question kurde, Didier Billion met ici en évidence un aspect oublié de la crise actuelle.

Denis Sieffert  et  Louise Pluyaud (collectif Focus)  • 19 juin 2014 abonné·es
En Irak, les Kurdes pourraient tirer profit du chaos
© **Didier Billion** est directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques. Photo : AFP PHOTO/SAFIN HAMED

Pendant que tous les regards sont tournés vers les jihadistes de l’EIIL (État islamique en Irak et au Levant) qui mènent une offensive contre le pouvoir chiite irakien, les Kurdes renforcent leurs positions dans le pays. Didier Billion analyse le nouveau rapport de force qui découle de cette situation et s’interroge sur une éventuelle indépendance du Kurdistan irakien.

La situation en Irak peut-elle conduire les Kurdes de ce pays à proclamer leur indépendance ?

Didier Billion : Depuis 2003, les Kurdes d’Irak se montrent très habiles sur le plan politique. Ils avancent leurs pions de façon méthodique, sans faire de faux-pas. Leur autonomie est devenue de plus en plus importante sans que jamais ils ne prononcent le terme d’indépendance. Pour des raisons tactiques, ils ont très bien compris qu’ils n’ont pas avantage à précipiter une proclamation qui pourrait se retourner contre eux. Le Kurdistan d’Irak ménage aussi la Turquie. Ainsi, il a passé un contrat pétrolier avec la Turquie, qui, actuellement, se présente comme son meilleur allié sur la scène internationale. Les Kurdes d’Irak et les Turcs avancent main dans la main, ce qui déplaît fortement à Bagdad. Pour l’instant, les Kurdes vont donc continuer d’étendre leur emprise au nord. Ils sont très aguerris militairement et ils ont maintenant de l’armement lourd. Les jihadistes n’iront pas trop se frotter à eux, d’autant que les Kurdes réagiraient immédiatement en alliance avec Ankara. De fait, le Kurdistan d’Irak et la Turquie sont sur la même longueur d’ondes. Tous deux se sont inquiétés, par exemple, des évolutions des combattants de l’EIIL au nord de la Syrie. Alors qu’il y a un an les Turcs fermaient les yeux devant les trafics d’armes. Désormais, ils sont beaucoup plus fermes face à l’EIIL.

Les Kurdes viennent de prendre Kirkouk. En quoi cette ville est-elle un enjeu ?

Profitant de la faiblesse du pouvoir central, les Kurdes ont voulu protéger Kirkouk et sa région face aux jihadistes. Située au nord de l’Irak, la ville est l’un des nœuds géopolitiques du pays. Elle est importante, car c’est une zone très riche en pétrole. C’est un enjeu essentiel, car la ville est disputée depuis 2003 par les Kurdes au gouvernement central irakien. Les Kurdes considèrent que Kirkouk fait partie de leur zone, ce qui a toujours été contesté par Bagdad. Prévu dans la Constitution irakienne, un référendum sur le statut de la ville devait être organisé, mais il a été repoussé à deux reprises et ne s’est toujours pas tenu. Cela, en raison de la difficulté à établir la composition du corps électoral. Les Kurdes ont fait revenir ceux d’entre eux qui avaient été chassés par Saddam Hussein. Et ils voudraient maintenant à leur tour chasser les Arabes implantés au nord par l’ancien dictateur, pour que le corps électoral leur soit favorable. Pour l’instant, c’est donc le statu quo.

Bagdad peut-il admettre la prise de Kirkouk par les Kurdes ?

L’État irakien a d’autres problèmes à régler en ce moment avec l’offensive jihadiste et les difficultés économiques. Ce qui permet aux Kurdes de se renforcer. Il est d’ailleurs impressionnant de voir à quel point la zone kurde d’Irak est calme et stable. Elle subit peu d’attentats. Il y a à présent des dizaines de petites et moyennes entreprises turques qui sont implantées sur place. Il y a des écoles et même une université située au nord de la région.

**Où en est le paysage politique kurde ? **

Depuis l’affaiblissement de l’Union patriotique du Kurdistan et de son leader, Jalal Talabani, c’est le président du gouvernement régional du Kurdistan irakien, Massoud Barzani, qui est à l’initiative et qui contrôle le territoire au nord de l’Irak. Et c’est lui l’interlocuteur du Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan. Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a bien quelques bases dans le nord de l’Irak, et ces « empêcheurs de tourner en rond » importunent les autorités kurdes d’Irak, mais c’est un dossier supplémentaire où il y a une conjonction d’intérêts et de politique entre le Kurdistan irakien et Ankara.

Comment peut-on imaginer la suite des événements ?

Même si l’avancée des jihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant est impressionnante et préoccupante, Bagdad ne tombera pas facilement entre ses mains. L’État irakien est affaibli, mais il n’est pas failli. Il y aura sûrement des contre-offensives de la part de l’armée. Tandis que les Kurdes resteront certainement sur leur pré carré au nord pour conforter leurs positions, et que les soldats irakiens auront des difficultés à récupérer Kirkouk. Là, il peut y avoir une modification durable du rapport de force et de la carte, car les Kurdes seront susceptibles de marchander leur aide. D’autant plus que la Turquie n’est plus dans la situation de 2004, lorsque la presse turque mettait en garde les Kurdes contre toute tentative de « toucher » à l’Irak. Les Turcs doivent désormais faire preuve de réalisme et continuer d’avoir de bonnes relations avec les Kurdes d’Irak sans chercher à les contrôler.

Monde
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