Esthétique de l’effacement

Entre enquête policière et pièce documentaire, Benjamin Walter, de Frédéric Sonntag, est une brillante invitation à la fugue.

Anaïs Heluin  • 18 novembre 2015 abonné·es
Esthétique de l’effacement
Benjamin Walter , de Frédéric Sonntag, les 21 et 22 novembre 2015, à la Ferme du Buisson, à Noisiel (77) ; les 9 et 10 décembre, au Grand R-Scène nationale de La Roche-sur-Yon (85) ; le 12 janvier 2016, au Prisme, à Élancourt (78) ; le 15 janvier, au Théâtre Paul-Éluard de Choisy-le-Roi (94).
© gaelic.fr

Chez Frédéric Sonntag, la fin des grands récits est une source intarissable d’amusement et d’inventions. Avec sa compagnie AsaNIsiMAsa, il crée depuis 2001 des pièces au postmodernisme rieur et bon enfant, nourries de culture populaire. De musique ( The Shaggs, histoire fictive du plus mauvais groupe de rock de tous les temps), de bandes dessinées ( Lichen-Man, d’après le Prestige de l’uniforme, de Loo Hui Phang et Hugues Micol), de fictions américaines ( Atomic Alert )… Avec Benjamin Walter, le metteur en scène poursuit avec talent son travail de recyclage des rebuts et des marges de l’histoire de l’art et de la littérature en un théâtre très visuel, peuplé de masques et de antihéros.

Tout commence par une disparition. Celle de Benjamin Walter, né en Suisse en 1977, ou peut-être à Ivry-sur-Seine en 1976, ou encore en 1980 à Berlin. Discret auteur de deux pièces de théâtre, de quelques courts récits, d’un journal non publié et d’une poignée de chansons, l’homme s’est inventé de nombreux débuts. Quand, en juin 2011, il part pour la Finlande après avoir annoncé à ses amis son renoncement à l’écriture, sa biographie s’effiloche. Double fictif et homonyme de Frédéric Sonntag, un metteur en scène décide de faire de cet effacement le sujet de son prochain spectacle. Il a vaguement connu Benjamin Walter et, surtout, il cherche à répondre aux exigences d’un producteur caricatural qui veut « du vrai ». Frédéric Sonntag a toujours questionné l’institution et les modèles de narration qu’elle encourage ; il le fait ici plus explicitement que jamais, à travers un récit d’enquête labyrinthique doublé des expériences théâtrales de la compagnie dirigée par son double fictif. Avant de partir sur les traces de l’écrivain fantôme, le metteur en scène demande à son équipe de commencer à travailler en son absence. En parallèle des pérégrinations de Frédéric à travers l’Europe, on voit alors la troupe se réunir et tenter d’imaginer quelque chose à partir du matériel disparate que leur transmet par mail le voyageur. Photos de gares, de chambres d’hôtel, vidéos d’entretiens avec des personnes ayant croisé la route de Benjamin Walter, bribes de récit de voyage… Dans Benjamin Walter, on exhibe les objets pré-théâtraux. Et on se délecte de l’impossibilité de les assembler en un récit logique. Largement mises à contribution, les nouvelles technologies participent autant que les dix comédiens à une critique subtile de la société de consommation et de l’individualisme, cibles habituelles de Frédéric Sonntag. Plus les images envahissent le plateau, plus les motifs de la disparition de Benjamin Walter s’obscurcissent. On comprend vite que le mystère initial ne sera jamais résolu. Comme le personnage éponyme de George Kaplan (voir Politis n° 1354, 21 mai 2015), la précédente création de AsaNIsiMAsa, Benjamin Walter échappe à toute tentative d’enfermement dans une histoire quelconque. Son effacement lui permet de contenir toutes les fables possibles. Et toutes les esthétiques.

Pas plus que les genres qu’il a détournés auparavant, le récit policier n’est une fin en soi pour Frédéric Sonntag. Comme chez Roberto Bolaño et Enrique Vila-Matas, cités par l’enquêteur dès le début de la pièce, les ingrédients du roman policier sont mis au service d’une réflexion sur l’état de la littérature et de la pensée. Le nom de l’auteur recherché n’est pas symétrique pour rien à celui de Walter Benjamin. Fil rouge du road-trip du metteur en scène et de sa tentative de reconstitution théâtrale, le Livre des Passages du philosophe allemand rythme un voyage intellectuel placé sous le signe de l’association libre d’idées. Et de la flânerie constructive. Critique mais pas nihiliste, Benjamin Walter est un joyeux appel à se réapproprier les belles idées du passé. À les malaxer, à les inverser.

Théâtre
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