Les « transactions pénales » permettront aux employeurs d’éviter les tribunaux

Politis révèle le contenu du projet d’ordonnance créant des « amendes administratives » pour les infractions au droit du travail.

Erwan Manac'h  • 28 janvier 2016
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Les « transactions pénales » permettront aux employeurs d’éviter les tribunaux
© Photo : FRED TANNEAU / AFP

Les employeurs pourront préférer une amende à une procédure au pénal, lorsqu’une infraction au droit du travail aura été constatée par l’inspection du travail. C’est le sens d’une réforme défendue depuis 2014 par le gouvernement, qui ressurgit désormais par voie d’ordonnance après avoir buté sur l’opposition du Sénat.

Le texte en préparation, que Politis a pu consulter, fait l’unanimité contre lui. Ou presque.

Un « plaidé coupable » appliqué au droit du travail

Selon ce texte, l’employeur aura la possibilité d’accepter une amende pour faire cesser les poursuites pénales si l’infraction constatée par l’inspecteur du travail est punie d’une peine d’emprisonnement de moins d’un an et qu’elle n’a pas fait de victime. Cette « transaction pénale » est proposée par la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte), organe représentant le ministère du Travail sur tout le territoire.

Une fois « acceptée par l’auteur de l’infraction » et « homologuée [par le] procureur de la République », celle-ci interrompt « la prescription de l’action publique ». En clair, elle entraîne l’abandon des poursuites.

Pour les infractions moins graves, l’employeur pris en flagrant délit sera soumis à une amende administrative décrétée de façon unilatérale par la Direccte, sans passer par la case tribunal. Ce sont donc les services de l’État qui constatent l’infraction (via un rapport d’infraction de l’inspecteur du travail) et lui apposent une sanction. Comme lorsqu’un agent de stationnement dresse une contravention à un automobiliste mal garé.

Cette procédure accélérée concernerait les infractions à la durée maximale du travail, au repos, au salaire minimum ou aux conditions de travail. Il reviendra à l’agent de contrôle de choisir la voie pénale ou la voie de la sanction administrative.

Pourquoi presque tout le monde est contre ?

Le gouvernement veut ainsi « renforcer l’efficacité des contrôles » et pallier les carences de la justice en matière de droit du travail en rendant les sanctions plus dissuasives. La moitié seulement des procès verbaux relevés par les agents de contrôle de l’inspection sont en effet suivis de poursuites, selon la CGT et la CFDT. Si bien que « les agents de contrôle utilisent de moins en moins la voie pénale (moins de trois procès verbaux par an et par agent) », écrit la Direction générale du travail. « Ces nouveaux outils de répression s’ajoutent et ne se substituent pas à ceux existants », tente-t-elle également de rassurer.

Mais les syndicats de salariés et d’inspecteurs du travail s’opposent à cette réforme majeure, qui revient selon eux à « dépénaliser le droit du travail », créant une sous-justice pour les délits ayant trait à la réglementation du travail. « Si la justice du travail ne fonctionne pas bien, c’est par manque de moyen », rappelle Loïc Abrassart, inspecteur du travail et membre du syndicat Sud Travail. L’organisation craint que cette procédure nouvelle ne s’accompagne d’un affaiblissement progressif de la justice pénale en droit du travail.

Remettre le pouvoir de sanction aux mains de la Direccte engendre selon eux une perte d’indépendance, car « elle travaille sous l’égide du préfet ». « Elle est en lien permanent avec les patrons, car elle est chargée d’appliquer les politiques de l’emploi. Dans certaines régions, le chantage à l’emploi est tel que la Direccte n’est pas indépendante face à des grosses entreprises », constate Loïc Abrassart.

Lire > Inspection du travail : la réforme coûte que coûte

Les « transactions pénales » seraient par ailleurs conclues dans la discrétion des bureaux de la Direccte. Et les syndicats s’inquiètent de ne pouvoir ni se constituer partie civile, ni s’appuyer sur la jurisprudence, ni exercer de droit de recours. Le projet d’ordonnance prévoit simplement que les salariés soient informés de la sanction via le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

« Les dossiers politiquement sensibles pourraient donc être facilement enterrés », s’inquiète ainsi la CGT, qui tranche :

Les graves carences de la justice (…) servent de prétexte à sa démission

Mais cette mesure est également très critiquée par les chefs d’entreprises, avec des arguments symétriquement inverses. C’est le montant des amendes maximales prévues par le texte, 2.000 à 10.000 euros par travailleur selon les infractions, qui leur fait craindre une « répression » accrue. Cette réforme « marque un net virage », s’inquiète ainsi Marc Canaple, vice-président des Ateliers de la convergence dans un billet pour la chambre de commerce de Paris.

Il livre au passage un commentaire qui crédite les réticences syndicales :

L’introduction en droit du travail de la transaction pénale pourrait être, en raison de leur rapidité et de leur confidentialité, de nature à rassurer les chefs d’entreprises.

Seule la CFDT voit le verre à moitié plein. Ces procédures accélérées permettront selon elle de pallier les graves lacunes de la justice en matière de droit du travail, qui se matérialise par un « déni de justice » (lire sur l’Humanité). Ce type de sanctions de substitution existe déjà, note d’ailleurs le syndicat, dans le cas d’infraction à la loi sur les stages ou les travailleurs détachés.

Dépasser l’opposition du Sénat

Le texte émanant du ministère du Travail a été rejeté par le Sénat, alors qu’il était intégré à la loi Sapin sur la formation professionnelle en 2014. Les sénateurs critiquaient une disposition secondaire du texte, imposant aux employeurs de fournir « tout document nécessaire au contrôle ». Une mesure qui visait notamment à adapter la loi à la dématérialisation croissante des documents. Ce point a disparu du projet d’ordonnance.

La réforme retoquée est réapparue sous la forme d’une proposition de loi sur les « pouvoirs de l’inspection du travail », portée par les députés socialistes à l’Assemblée (loi Robiliard). Proposition enterrée à son tour en mai 2014.

Le gouvernement a fini par faire voter avec la loi Macron, adoptée en procédure d’urgence (article 49.3) en juillet 2015, un amendement l’autorisant à légiférer par ordonnance. Amendement réintégré lors du dernier examen du texte après avoir été supprimé par le Sénat. Le gouvernement a donc jusqu’à la fin du mois de mai pour présenter sa réforme. Le projet d’ordonnance, dont l’intitulé est désormais le « contrôle de l’application du droit du travail », doit encore passer par la phase de consultation. Après publication, il sera soumis au vote du Parlement. Sans débat.

Autre nouveauté plus secondaire intégrée dans le projet d’ordonnance, les agents de contrôle de l’inspection du travail pourront désormais faire cesser des travaux en cas d’atteinte à la santé et à la sécurité des travailleurs. Notamment pour les jeunes travailleurs. L’obligation faite aux employeurs de demander une autorisation préalable pour employer un mineur à des travaux interdits a été supprimée en mai dernier. Remplacée par une simple déclaration. L’ordonnance prévoit que l’inspecteur du travail a désormais la possibilité de retirer le jeune lorsqu’il est employé dans des conditions de sécurité insuffisantes. Un moindre mal pour les syndicats d’inspecteurs.

Elle prévoit également la multiplication par dix de l’amende encourue en cas d’obstacle aux fonctions des agents de contrôle de l’inspection du travail, désormais fixée à 37.500 euros.

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