Mayotte : « On se sent citoyens de seconde zone »

Après quinze jours de grève, un accord a été trouvé entre le gouvernement et une intersyndicale mahoraise. Mais le 101e département français continue de souffrir d’inégalités criantes.

Ingrid Merckx  • 20 avril 2016 abonné·es
Mayotte : « On se sent citoyens de seconde zone »
© RICHARD BOUHET/AFP

Sortie de crise ? Après quinze jours de grève générale à Mayotte, le gouvernement et l’intersyndicale sont parvenus le 15 avril à un accord « de méthode » pour répondre aux exigences « d’égalité réelle » du mouvement de protestation. Un compromis qui consiste en un calendrier de mises en application de mesures de « rattrapage ».

Ce mouvement, en réalité, a démarré pacifiquement en novembre 2015, avant d’être interrompu par l’état d’urgence. Il a repris le 30 mars, portant des revendications similaires à celles de la grande grève de 2011.

Pourquoi Mayotte, 101e département français, souffre-t-il encore d’un régime d’exception ? Albert Nyanguile, syndiqué à la CGT Éducation et président du groupe local de la Cimade, analyse la situation.

Où en est le conflit social qui secoue Mayotte depuis le 30 mars ?

Albert Nyanguile : Le mouvement social en cours est une réaction des habitants à un sentiment d’abandon, à l’insécurité, au climat de violence et au coût de la vie, très élevé. La vie chère avait déjà déclenché une grève générale à la rentrée 2011 : un mouvement très dur qui a duré 44 jours et laissé des séquelles. Mais qu’est-ce qui a changé depuis ? Tout coûte plus cher à Mayotte ! Quand je rentre de métropole, j’ai l’impression d’avoir fait des affaires ! On ne trouve pas de produits de base à moins d’un euro, pas même une baguette. La production locale est très limitée. Tout est importé par bateau, excepté des produits très périssables, comme les médicaments, qui arrivent par avion. Malgré la proximité avec Madagascar, les produits malgaches ne sont pas livrés, pour des raisons de normes européennes ou de lobbying industriel.

Avec la grève, les rayons de supermarchés se sont vidés, sans que l’on sache si c’est le ravitaillement qui a fait défaut – les bateaux ont continué d’accoster, et la route qui mène du port à Mamoudzou, le chef-lieu de Mayotte, n’était pas bloquée – ou les industriels qui ont profité de la grève pour jouer la carence et justifier des hausses de prix.

Comment se manifeste cette grève ?

À Mayotte, quand il y a une grève comme celle d’aujourd’hui, on met des arbres en travers des routes. À cause de ces « barrages naturels », les gens ne peuvent plus se déplacer. Cela dure le temps que la préfecture fasse dégager les routes. Certains renoncent à aller travailler et rentrent chez eux. Des élèves ne pouvant pas se rendre à l’école en bus scolaire déclenchent des mouvements de colère auxquels se greffent des jeunes désœuvrés, qui bloquent les routes à leur tour et s’en prennent aux véhicules et aux habitations. Les événements survenus la semaine dernière n’avaient rien à avoir avec la grève : c’était un règlement de comptes entre jeunes de deux quartiers de Mamoudzou. Ils s’en sont pris aux véhicules et ont affronté les forces de l’ordre. Avec l’accord de méthode trouvé avec le gouvernement le 15 avril, la majorité des barrages ont été levés, et l’activité devrait reprendre.

Quel a été l’élément déclencheur de la grève générale ?

Ce mouvement a démarré pacifiquement en novembre 2015, avant d’être interrompu par l’état d’urgence. C’était une réponse à un appel lancé par la FSU-SNUIPP, FO, la CGT, le Faen, la CFDT et Solidaires, réclamant « l’égalité des droits ». Cette intersyndicale avait annoncé qu’en l’absence de réponse à ses revendications le mouvement reprendrait le 30 mars. C’est pourquoi l’île a connu cette opération « étouffement de Mamoudzou », avec barrages et occupations de routes.

Sur quoi portent les revendications ?

L’intersyndicale réclame tout d’abord un alignement sur la métropole en matière de code du travail. À Mayotte, ça n’est pas le droit commun qui s’applique mais un code spécifique, et de surcroît parfaitement incompréhensible dans sa forme écrite, qui fusionne plusieurs articles du code du travail. Dans le privé, des salariés peuvent être licenciés du jour au lendemain sans respect des procédures ni indemnités. Il n’existe pas encore de tribunal prud’homal, mais un tribunal du travail qui le remplace.

Les revendications portent aussi sur des problèmes de prestations sociales : le montant du RSA, par exemple, correspond à 50 % de celui dont bénéficie la métropole, soit 262,34 euros, alors que la vie est plus chère à Mayotte. Et les retraites sont minables.

Le mouvement porte également des revendications fiscales, notamment sur le foncier : certains Mahorais propriétaires de leur maison mais sans revenus ont reçu une feuille d’impôt où le montant de leur imposition est calculé en fonction de la valeur de leur bien. Dépense à laquelle ils n’étaient pas préparés.

Enfin, le gouvernement a accepté le passage à un taux d’indexation du traitement des fonctionnaires et assimilés à hauteur de 40 % d’ici à 2017. Mais, à La Réunion, ce taux est de 53 %, alors que le coût de la vie y est plus abordable. Le mouvement réclame un alignement sur le régime de La Réunion.

Comment expliquer la situation des établissements scolaires alors que toute l’île est classée éducation prioritaire ?

La construction d’écoles ne date réellement que des années 2000. Il a fallu en construire beaucoup en urgence, c’est pourquoi nombre d’établissements sont en préfabriqué. D’autres sont des structures neuves avec des équipements modernes, mais ils sont très rares. Avec le flux migratoire et la scolarisation de mineurs venus des Comores, il doit pourtant manquer environ 800 classes sur l’île. En outre, c’est le département où le niveau scolaire est le plus bas du pays, du fait notamment du très bas niveau des élèves venant des îles voisines. Le tout cumulé aux problèmes de sécurité fait que l’attractivité est faible pour les enseignants, qui ne restent pas longtemps.

La population, majoritairement jeune, connaît 40 % de chômage. Il n’y a pas de travail sur l’île. Et, quand il y en a, les jeunes n’ont pas la formation adéquate. Un centre universitaire s’est mis en place en 2013, avec un pôle de formation des maîtres d’école et un pôle droit et gestion administrative, mais uniquement jusqu’à la licence. Il existe des bourses d’études pour aller à La Réunion et en métropole, mais ceux qui n’ont pas les moyens de partir ou qui échouent en métropole rentrent à Mayotte sans rien à y faire. Ils se débrouillent, s’occupent autrement… C’est une des causes des violences.

Pourquoi tous ces problèmes de sécurité ?

Les policiers et les gendarmes sont en sous–effectifs et ne sont pas respectés : pour monter un barrage au sud de l’île, ils doivent en démonter un au nord. Les voyous le savent… Lors des événements récents, l’État n’a envoyé que seize gendarmes en renfort : c’est ridicule ! Les gens vivent avec pas grand-chose, aussi y a-t-il beaucoup de vols et de cambriolages. On ne se sent pas en sécurité : on se barricade dans sa maison avec des barreaux aux fenêtres.

Le fond du problème, c’est l’inadéquation des moyens dévolus aux services publics par rapport au nombre d’habitants. Les services publics tablent sur 200 000 personnes alors qu’on doit être quelque 600 000 sur l’île. Mayotte est le seul département où il n’y a pas de recensement annuel. Le dernier date de 2012, et il était déjà très en deçà de la réalité. Les Mahorais ne se sentent pas traités comme des Français à part entière mais comme des citoyens de seconde zone. Mayotte est-elle vraiment un département français ?

L’accueil des étrangers souffre-t-il également d’un régime d’exception ?

Il y a peu, des habitants se sont constitués en collectif pour aller violenter des Comoriens au motif que c’étaient des clandestins, alors que certains étaient en situation régulière. Ces violences se sont déroulées sous les yeux des gendarmes sans que ceux-ci interviennent. C’est à se demander si nous sommes dans un État de droit ! Des affrontements de ce type arrivent de temps en temps : des habitants se munissent d’armes blanches et menacent des Comoriens anciennement ou nouvellement arrivés, qui, pour l’instant, s’enfuient. Le jour où ils décideront de faire face, cela risque de vraiment mal tourner.

Le plus étonnant, c’est que tout le monde est d’origine comorienne à Mayotte, de plus ou moins longue date. Il y a autant de différence entre le patois de Mayotte et le comorien qu’entre le français parlé en France et celui de Belgique ou du Québec. C’est un seul et même peuple. Sauf que le PIB de Mayotte est 100 fois supérieur à celui des Comores. La vie est très dure là-bas : pas d’eau, pas d’électricité, pas de structures de soins. Les Comoriens qui arrivent à Mayotte s’installent dans la famille ou dans des bidonvilles. Ceux qui se font arrêter sont directement placés en centre de rétention car il n’y a pas de zone d’attente sur l’île. Et ils sont expulsés en quelques heures, sans respect des procédures légales d’accueil des étrangers en France.

Comment réagissent les élus ?

Les élus de Mayotte sont des opportunistes. Les manifestations les visent tous directement. Ils ne défendent que leurs intérêts. On ne sait même pas qui est de gauche ou de droite. Le seul discours audible cible les Comoriens comme source de tous les maux de l’île. Ils convergent sur le rejet des étrangers.

Qu’en est-il des structures de soins ?

L’île bénéficie d’un plateau technique moderne, mais les médecins connaissent, comme tous les fonctionnaires affectés à Mayotte, un turn-over important et ne restent souvent que six mois. Et les cas médicaux un peu compliqués sont évacués à La Réunion, à deux heures d’avion.

Comptez-vous rester enseigner à Mayotte ?

Originaire de la région lilloise, je suis arrivé à Mayotte en 2010 avec ma famille. Pour l’instant, je compte rester enseigner ici. Mes élèves sont adorables, c’est ce qui me motive. La moitié doit être en situation irrégulière. Le vrai problème, c’est leur niveau très bas.

Quelle sortie de crise, selon vous ?

Il faut que l’État apporte les moyens d’un réel rattrapage avec la métropole. Il faudrait aussi œuvrer à une véritable coopération régionale avec les Comores, dont la France est le premier partenaire.

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