Jeune, corse, nationaliste… et ouvert sur le monde !

Les militants de la Jeunesse indépendantiste, comme les jeunes autonomistes réunis derrière Gilles Simeoni, refusent une conception identitaire du peuple corse, entendu comme une communauté de destin. Reportage.

Olivier Doubre  • 4 mai 2016 abonné·es
Jeune, corse, nationaliste… et ouvert sur le monde !
© Olivier Doubre

Ils sont une quinzaine. Un peu moins que d’habitude sans doute, en cette période de vacances scolaires, même si certains ne sont ni étudiants ni lycéens. Il est 19 heures et la réunion de la section ajaccienne de la Ghjuventù indipendentista (GI) va commencer. Bon nombre de ces jeunes, majoritairement des garçons, vivent la majeure partie du temps à Corte, petite ville au cœur de l’île qui, en 1981, a vu renaître l’unique université de Corse, après une fermeture décidée durant la conquête militaire française… en 1768.

Première organisation syndicale étudiante aux élections du conseil de l’université et mouvement de jeunes parmi les plus actifs sur l’île, la GI se veut indépendante de tout parti politique. Néanmoins, personne en son sein ne cache son soutien à Corsica Libera, le parti nationaliste dirigé par Jean-Guy Talamoni, aujourd’hui président de l’Assemblée de Corse.

La réunion est accueillie dans les locaux de l’association Sulidarità, auparavant « Comité anti-répression », dont l’activité principale est le soutien aux « patriotes » emprisonnés, c’est-à-dire essentiellement la trentaine de militants du FLNC incarcérés sur le continent. Avec pour principales revendications le transfert de ces derniers dans l’une des prisons de l’île et l’octroi du statut de prisonniers politiques.

Sur les murs du local, à quelques centaines de mètres du port d’Ajaccio, le drapeau corse côtoie ceux d’autres « nations » en lutte sur le continent européen : Basques, Catalans, Écossais, Gallois, Irlandais, Bretons, Sardes, Occitans, Galiciens… Les militants s’expriment principalement en français, peut-être aussi du fait de la présence d’un journaliste continental – accueilli d’ailleurs sans réserve. Parfois fusent néanmoins quelques échanges en langue corse. Et quand viennent des considérations sur les élus nationalistes désormais aux responsabilités, on parle sans équivoque de « Gilles » (Simeoni) et de « Jean-Guy » (Talamoni).

Principal point à l’ordre du jour, ce soir-là, l’organisation de la commémoration de la première prise de parole publique du FLNC, quarante ans plus tôt, le 5 mai 1976, au couvent de Casabianda, perché dans la montagne. Questions de logistique, contact avec un prêtre dans ce lieu religieux – « car il s’agit aussi de rendre hommage à ceux qui sont morts » : ces jeunes militants tiennent à s’inscrire dans un mouvement historique. Toutefois, pour eux, la page de la violence clandestine est bel et bien tournée. Si un graffiti au pochoir fait apparaître les contours de l’île entremêlés dans une kalachnikov et entourés des lettres « LLN » (pour « Lutte de libération nationale »), l’image renvoie plutôt à une histoire révolue.

Chacun consulte son portable, l’un répondant aux mails arrivés sur le site du mouvement, l’autre mettant en ligne sur sa page Facebook l’appel au rendez-vous de Casabianda. Tous tiennent à clarifier leur positionnement politique, en particulier par rapport à ce passé de violence : « Nous sommes une structure qui prend part à la lutte de libération nationale au sein du triptyque : lutte institutionnelle/lutte armée/lutte de masse. Mais, aujourd’hui que la lutte armée n’existe plus, nous nous inscrivons dans la lutte de masse ! » Et c’est bien celle-ci, la lutte de masse, qui, pour ces jeunes, a fini par payer, avec la victoire aux élections territoriales. « On a gagné dans les urnes après quarante ans de lutte, avec des erreurs parfois, mais surtout après quarante ans de gestion catastrophique des autres. »

Les autres ? La vieille classe politique corse, honnie. La GI se veut en effet en pointe dans le combat contre le système clientéliste ancien et, surtout, les combines entre clans, monnayant suffrages contre petits services ou promesses d’emploi. « Nous, nous parions sur la démocratie, et nous avons souvent l’impression d’être les seuls à le faire. Surtout, alors que le mouvement national a décidé sa démilitarisation progressive, les seuls à miser vraiment sur la paix, aujourd’hui, c’est nous ! Car l’État français semble trop souvent prêt à souffler sur les braises et à jouer la montre. Pourtant, s’il tarde trop à entendre ce qu’ont exprimé les Corses dans les urnes, il court le risque de voir des personnes isolées repartir dans le conflit. » Sans rien renier, la lutte armée clandestine n’est pas non plus mythifiée, ces jeunes étant conscients des dérives qu’elle a connues. Elle appartient simplement à une époque, sanglante et fratricide, qui n’est pas la leur.

L’autre point à l’ordre du jour concerne la question du mal-logement en Corse, en particulier pour les jeunes. « La question du logement est directement liée à celle du tourisme, puisqu’un tiers des maisons en Corse sont des résidences secondaires. Sans compter que 5 000 personnes, essentiellement des retraités continentaux, viennent s’installer chaque année, faisant monter les prix. » C’est bien le modèle de développement du « tout-tourisme » qui se trouve ici mis en accusation. « Sur l’île, souligne un étudiant, on peut trouver un appart entre octobre et mai. Après, les prix doublent, voire triplent, et les propriétaires vous mettent dehors pour louer plus cher à des vacanciers ! » Des vacanciers qui sont au moins trois millions chaque été.

Pour autant, leur conception du peuple corse ne s’appuie pas sur des critères identitaires. « Les liens du sang, c’est du fascisme ! Nous sommes au milieu de la Méditerranée. Des gens sont venus ici, se sont intégrés, ont appris la langue et ont fait leur nôtre projet de développement commun. Ce que nous défendons, c’est l’idée d’une communauté de destin, dans la tolérance et le droit aux différences. » Et ce jeune nationaliste de rappeler que le FN, même s’il progresse comme partout en France, fait ici ses scores les plus bas. La GI a d’ailleurs pris part à l’organisation d’une manifestation en janvier dernier contre la tenue d’une réunion, dans un hôtel de luxe d’Ajaccio, des formations d’extrême droite représentées au Parlement européen. Ce qui a valu à plusieurs de ses militants d’être convoqués par la police, à la suite des échauffourées qui se sont ensuivies.

Or, ce refus de s’enfermer dans la défense d’une identité « corso-corse » s’exprime peut-être aujourd’hui – de façon apparemment paradoxale – par la volonté d’apprendre et de parler la langue corse. La plupart des étudiants présents ont suivi les cours d’Alain Di Meglio, vice-président de l’université de Corte et responsable du département « Langue et culture corses », également membre de la Ligue des droits de l’homme et élu local. Très apprécié par ses élèves, ce professeur, qui fut l’un des premiers diplômés et enseignants de langue corse, a formé des générations de corsophones, qui renouent là avec la langue de leurs ancêtres quand bon nombre de leurs parents l’avaient oubliée.

Étudier à l’université de Corte, de par une volonté politique affirmée depuis sa création en 1981, signifie en effet devoir passer un certificat en langue corse, quel que soit le cursus suivi. L’université porte le nom de Pasquale Paoli, héros national et homme des Lumières qui avait tenu durant l’éphémère République corse à créer une faculté à Corte, que Voltaire et Rousseau fréquentèrent. Sa fermeture brutale fut sans doute un moyen pour Paris de limiter la formation d’une élite autochtone, ou en tout cas de la contrôler puisqu’il lui faudrait aller se former sur le continent, à Aix, Nice ou Paris…

Cette histoire particulière explique l’engagement d’Alain Di Meglio. Cependant, déplore-t-il, « on constate une certaine érosion de la langue corse dans les milieux populaires, à tel point que son emploi aujourd’hui peut avoir un côté “intello”. Jamais il n’y a eu autant de romans, d’articles ou d’émissions en corse, et la langue bénéficie d’un vrai soutien dans l’enseignement, en plus d’être bien visible dans l’espace public. Mais tout cela ne parvient pas à inverser une francophonie unique bien installée, dans un processus d’acculturation des langues régionales qui gagne toujours du -terrain. » Parler corse, pour les jeunes nationalistes, conserve donc un caractère militant, mais dans une tendance inverse au repli sur soi. « On le sait bien, apprendre deux langues dès l’école primaire facilite l’apprentissage d’une troisième ou d’une quatrième », rappelle l’enseignant.

C’est la même approche qui motive les jeunes autonomistes de Femu a Corsica (-Faisons la Corse), le mouvement de Gilles Simeoni, l’autre tendance du mouvement nationaliste. Petru Alessandri, fils d’un militant de l’ancienne génération, et son ami Jean-Joseph Cantelli (24 et 30 ans) ne veulent pas s’arrêter aux différences entre tendances ou organisations : « Nous sommes contents que le nationalisme ait changé, notamment avec l’arrêt de la violence, qui ne pouvait plus être suivie par la population, alors que beaucoup de Corses partageaient nos idées. » Considérant Corsica Libera et la GI comme « des frères », ils insistent sur le défi à relever pour le mouvement nationaliste dans son ensemble, surtout depuis qu’il est aux responsabilités. « Il s’agit pour nous, ensemble, de mettre ce pays et son peuple sur la voie de l’émancipation, par l’ouverture, la langue et la culture, par un développement économique propre, et dans la paix. Construire ce pays en l’inscrivant dans la modernité signifie s’ouvrir au monde, mais cela n’est possible qu’en faisant valoir nos droits par la reconnaissance de notre peuple. » Un discours que Paris devra bien entendre un jour.

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Le renouveau du nationalisme corse
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