Violences policières : Le jeu dangereux du gouvernement

La multiplication du nombre de blessés parmi les manifestants interroge la gestion du maintien de l’ordre. L’évolution des stratégies policières et l’armement sont mis en cause.

Michel Soudais  • 11 mai 2016 abonné·es
Violences policières : Le jeu dangereux du gouvernement
© Julien Mattia/Citizenside/AFP

Où ça des violences policières ? À l’évidence, le gouvernement n’en connaît pas. Ou, plus exactement, ne veut pas en entendre parler. Mercredi 3 mai, au Sénat, Pierre Laurent interpelle le ministre de l’Intérieur sur la « stratégie de tension et d’intimidation » qu’il l’accuse de mettre en œuvre contre les manifestants. Le sénateur communiste de Paris s’inquiète de la multiplication des « comportements inadmissibles, formellement constatés » dans les rangs des forces de l’ordre. « L’usage de la force est disproportionné : utilisation massive de gaz lacrymogènes et, plus grave, de nouveaux lanceurs de balles de défense, qui ont fait perdre un œil à un jeune étudiant en géographie de 21 ans ! »

Pour toute réponse, Bernard Cazeneuve lui reproche de n’avoir « eu aucun mot pour les 18 000 policiers blessés et leurs 8 collègues décédés, victimes de violences, l’an dernier » ; de ne pas « rendre hommage à tous nos policiers et gendarmes [qui] sont aussi des -travailleurs » ; de ne pas « dénoncer ceux qui manifestent avec masques et cocktails Molotov » ni « les affiches indignes [d’Info’com-CGT] mettant en cause les forces de l’ordre ». Or la dernière en date, qui montrait des jambes de policiers en tenue d’intervention debout sur de nombreuses traces de sang, barrée du slogan « Stop à la répression ! », rappelle une photo bien réelle prise à Lille le 31 mars par un journaliste, Thomas Dévényi ; le sang était celui d’un étudiant matraqué par un CRS.

Dans sa réplique courroucée, le ministre n’aura toutefois pas un mot pour les -manifestants blessés par ses troupes. Combien sont-ils ? Plusieurs centaines, assurément. Mais leur nombre est impossible à établir avec précision. Parce que, pour être pris en compte par les autorités, un blessé doit porter plainte, et rares sont ceux qui le font. Aussi, quand elles ne sont membres d’aucune organisation, les victimes restent la plupart du temps invisibles, notent plusieurs responsables syndicaux. Résultat : on était habitué aux écarts sur le nombre de manifestants, selon qu’ils étaient fournis par la police ou par les organisateurs. Il faut désormais constater les mêmes divergences sur le nombre de blessés.

À Rennes, où l’étudiant cité par Pierre Laurent a perdu définitivement la vision de l’œil gauche le 28 avril, la préfecture avait dénombré ce jour-là 9 policiers blessés légèrement et deux blessés parmi les manifestants. Mais l’équipe médicale des manifestants en avait près d’une cinquantaine, dont 6 hospitalisés. Dans cette même ville, lors des manifestations des 31 mars et 9 avril, deux policiers et trois CRS avaient été blessés et hospitalisés, selon le préfet, qui ne faisait pas spécialement état de blessés parmi les manifestants. Or « l’équipe médicale » formée par les manifestants « a constaté un minimum de 145 blessés dont 30 graves », selon un « appel des blessés du mouvement contre la loi travail à Rennes » qui parle d’hématomes, de plaies, de blessures liées à l’usage de lanceurs de balles en caoutchouc, d’une clavicule et d’un bras cassés. Au 22 avril, 12 plaintes avaient été déposées pour violences policières et 7 autres étaient en cours de transmission à l’IGPN.

À Paris, au soir du 1er mai, les radios n’évoquaient qu’« un blessé côté manifestants » quand les « live » sur les réseaux sociaux présageaient un bilan bien plus lourd. Dans un communiqué, l’équipe de Street Medic, un groupe de secouristes volontaires équipé de matériel de premiers soins, assurait le lendemain être intervenue pour « une centaine de blessures dues aux coups, aux grenades et aux tirs de Flash-Ball, entraînant des brûlures et des plaies superficielles à très graves » touchant toutes les parties du corps. Selon elle, les blessés, « c’est tout le monde, passants, manifestants, jeunes, vieux, enfants, photographes, énervés, paisibles ». Ce qu’atteste une multitude de témoignages écrits ou filmés recueillis par divers médias (Mediapart, Libération, Journal du dimanche…) ou publiés sur les réseaux sociaux depuis le début des mobilisations contre la loi Travail et l’apparition du mouvement Nuit debout.

Après la diffusion, le 24 mars, d’une vidéo montrant un policier portant un coup violent au visage d’un lycéen parisien déjà maîtrisé, le gouvernement avait dénoncé cette « violence choquante » et demandé l’ouverture d’une enquête ; le policier incriminé, un gardien de la paix de 26 ans, comparaîtra prochainement devant un tribunal. Depuis cet épisode très médiatisé, les forces de l’ordre semblent cibler davantage les preneurs d’images (photographe, caméramans, « periscopeurs »), en violation d’une circulaire de la -direction générale de la police nationale du 23 décembre 2008, qui stipule que « les policiers ne peuvent s’opposer à l’enregistrement de leur image lorsqu’ils effectuent une mission », que celui-ci « soit le fait de la presse ou d’un simple particulier ». Quant au gouvernement, il reporte toute la responsabilité des violences sur les « casseurs », alors même que les images et témoignages qui se multiplient et se diffusent de manière virale sur la toile mettent à mal sa communication.

Même les syndicats de police évoquent, à demi-mot, des comportements inadéquats, tout en incriminant les rythmes imposés à leurs collègues. Si les conditions de travail des unités dédiées au maintien de l’ordre peuvent expliquer en partie des excès dans l’usage de la force, la CGT-Police et Alliance s’interrogent publiquement sur les consignes reçues face aux casseurs et accusent le gouvernement de vouloir décrédibiliser les mouvements sociaux. La stratégie d’engagement des forces de l’ordre serait-elle en cause ?

Plusieurs spécialistes des politiques de sécurité l’affirment. « La tendance historique, c’est de moins en moins de violence, y compris policière, parce qu’elle est de plus en plus délégitimée. Mais dans le contexte particulier de l’état d’urgence et d’un cumul de mouvements sociaux – Nuit debout, mobilisation contre la loi El Khomri –, il y a un problème autour de la stratégie policière mise en œuvre lors des manifestations », estime le sociologue Laurent Mucchielli, du CNRS. « C’est une stratégie offensive globale contre les manifestants, qui ne cible pas spécifiquement les “casseurs”. Les policiers sont trop visibles, trop près des manifestants, ils interviennent trop tôt : leur attitude contribue à augmenter les tensions », ajoute-t-il.

Fabien Jobard, chercheur au CNRS et au Centre Marc-Bloch (Berlin) fait une analyse similaire : « Les divers épisodes de maintien de l’ordre qui ont été donnés à voir ces derniers jours renvoient à la police de Berlin d’il y a vingt-cinq ans. Des stratégies qu’elle ne pratique plus, comme beaucoup de démocraties européennes, note ce spécialiste des questions de maintien de l’ordre dans un entretien au JDD.fr. Désormais, la doctrine en circulation (Angleterre, Suède, Allemagne, Danemark, etc.) s’appuie sur le principe de “dés-escalade”. C’est-à-dire où la police essaie de privilégier des solutions où la force intervient en dernier recours. »

D’autres voix s’élèvent pour mettre en cause « la militarisation croissante de l’arsenal policier », à l’instar de Pierre Douillard-Lefevre, qui en retrace l’historique dans un essai qui paraît cette semaine [^1]. Blessé au visage lors d’une manifestation en 2007, il se penche notamment sur les dotations en grenades de désencerclement et en Flash-Ball. Responsables de nombreux blessés, les lanceurs de balles de défense, « mis dans les mains des policiers chargés d’assurer la ségrégation post-coloniale dans les cités » en 1995, où ils ont été expérimentés et perfectionnés contre les jeunes de banlieues, sont désormais d’un usage courant contre les mouvements sociaux à des fins de répression. « Avec les armes dites “non-létales”, écrit-il, les policiers prennent l’habitude et le goût de tirer sur les foules, de presser la détente de façon décomplexée, ce qui était formellement proscrit jusqu’alors. » Une pratique qui peut, à terme, dissuader de participer à des manifestations, mais s’avère très dangereuse.

[^1] L’Arme à l’œil. Violences d’État et militarisation de la police, Le Bord de l’eau, 90 p., 8 euros.