Brexit : La gauche out du débat

Les partis progressistes, du Labour aux gauches radicales, ont été inaudibles tout au long d’une campagne référendaire confisquée par la droite et l’extrême droite.

Emmanuel Sanseau  • 29 juin 2016 abonné·es
Brexit : La gauche out du débat
© JEFF J MITCHELL/Getty Images/AFP

Après le Brexit, l’expulsion de la gauche du Labour ? Quelle que soit son issue, la motion de défiance déposée contre Jeremy Corbyn par deux députées travaillistes au lendemain du référendum européen rappelle la précarité de sa direction autant que l’opportunisme des frondeurs centristes. On les savait en embuscade, déterminés à renverser le chef du Labour depuis son élection en septembre dernier. Patients, ils ont saisi l’occasion, alors que la tempête du Brexit fait chavirer le pays. Durant le week-end qui a suivi le vote du 23 juin, une quinzaine de membres du cabinet fantôme ont démissionné pour forcer Jeremy Corbyn à quitter la direction du parti. Cette fois-ci, ils lui opposent son « manque de leadership » et sa campagne timorée contre le Brexit.

Il est vrai que le leader travailliste n’a pas surjoué l’enthousiasme dans le débat sur le référendum européen. Longtemps opposé à une Europe agissant « au détriment des progrès faits par les classes populaires », il a soutenu le maintien dans l’Union en retrait de la campagne officielle de David Cameron. Il lui a fallu plaider pour une Europe sociale et écologiste, alors même que le « deal » obtenu par le Premier ministre à Bruxelles en début d’année n’aurait fait que protéger les intérêts de la City et priver les immigrés européens de certaines allocations sociales. Quand les règles de la communication politique d’outre-Manche exigent de marteler le même message pendant des mois, Corbyn a été pris en étau dans une position ambiguë.

Tandis qu’une majorité de députés travaillistes est hostile au virage à gauche du parti, Jeremy Corbyn se heurte, depuis les prémices de son élection, à une éditocratie londonienne acharnée. Pour contourner « la censure des médias de droite », sa stratégie de communication misant sur les réseaux sociaux reflète les fractures générationnelles du référendum européen. Si elle a atteint les jeunes, qui ont largement contribué à son élection, son aversion légitime pour les grands shows télévisés n’a certainement pas éclairé le choix des Britanniques plus âgés. Quelques semaines avant le scrutin du 23 juin, un sondage révélait que près de la moitié des adhérents du Labour ignoraient la position du parti sur le référendum. Et 37 % d’entre eux ont voté pour le Brexit.

En contraste, 75 % des membres du Green Party ont soutenu le maintien dans l’Union. C’est que les Verts ne cultivent pas l’ambiguïté. Leur unique députée, Caroline Lucas, a fait campagne « haut et fort » pour le maintien dans l’Union : « Nous n’allons pas rester sans réagir quand nos protections environnementales et nos droits au travail sont menacés par un Brexit. » Il n’en reste pas moins qu’avec 3,8 % aux élections générales de mai 2015, les voix marquées à gauche du Green Party – pénalisé par un système électoral défavorable aux petits partis – sont marginalisées, tant à Westminster que dans le débat public.

Face à un débat européen étriqué, largement focalisé sur le duel entre les deux poids lourds du Conservative Party (David Cameron et Boris Johnson), c’est la majorité des arguments progressistes en faveur du « in » qui a été reléguée en périphérie. Les représentants du Parti national écossais (SNP), de la confédération syndicale TUC ou encore du Plaid Cymru (parti nationaliste gallois) n’ont eu accès qu’à une poignée de grands débats télévisés. Dans l’ombre des conservateurs, l’argument pour un « Lexit » – une sortie de gauche de l’Union européenne – n’a pas eu voix au chapitre. Si les trotskistes du Socialist Workers Party et le Socialist Party ont plaidé pour « une autre Europe, mais pas sous le joug de l’Union », ils demeurent cruellement isolés, faute notamment de grands relais médiatiques.

En l’absence de gauches clairement audibles, les classes populaires ont exprimé leur rejet de l’establishmentconservateur, quitte à propulser un autre avatar de la casse sociale au pouvoir. Si Boris Johnson a remporté son pari, lorgnant la direction du Conservative Party et le poste de Premier ministre, c’est que les droites néolibérales et identitaires ont confisqué le débat européen. Alors que le pays tout entier est obsédé par la performance économique et l’immigration, la question du « in or out » a été cadrée par les intimidations économiques du camp anti-Brexit et les mensonges populistes de ses adversaires. Le scrutin du 23 juin a révélé un mouvement que les commentateurs londoniens refusent d’admettre : quand les gauches sont marginalisées, la révolte des laissés-pour-compte fait fi des « experts » et des élites.

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