Une jacquerie par les urnes

Les élites autoproclamées, tout occupées à défendre leur position sociale, n’en finissent jamais de produire ce qu’elles prétendent combattre.

Denis Sieffert  • 29 juin 2016
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Une jacquerie par les urnes
© Photo : JUSTIN TALLIS / AFP.

Un cri de colère, une plainte, la tonitruante manifestation d’un ras-le-bol, une jacquerie par les urnes. C’est tout ça, le Brexit ! Il serait urgent de l’entendre, et d’en comprendre le sens profond qui ne se résume pas au discours xénophobe et ultralibéral de ses porte-parole officiels. Dissocier la portée sociologique du message populaire des propos haineux et démagogiques de MM. Farage et Johnson, c’est l’effort qu’il nous faudrait accomplir. Hélas, depuis le 24 juin au matin, c’est tout le contraire.

Les chefs d’État et de gouvernement sont pris d’une danse de Saint-Guy qui les agite fort, mais n’augure de rien de bon. Et François Hollande n’est pas le moins agité. À leurs yeux, rien n’est plus urgent, semble-t-il, que de châtier ce peuple qui a mal voté. Vite, faisons-lui payer son mouvement de révolte ! Pour l’exemple ! Pas de négociations ni même de « discussions informelles » tant que le divorce ne sera pas consommé. Et employons-nous à discréditer tout ce qui pourrait ressembler à une remise en cause de l’ordre libéral européen. Il y a un mot pour cela : « populisme ». François Hollande en use et en abuse. Il n’est pas le seul. C’est un concept bien pratique qui permet de mettre dans le même sac gauche antilibérale, extrême droite, Podemos, Donald Trump, les casseurs, les fachos, Mélenchon, les hooligans, et que sais-je encore. L’énumération n’est pas de moi. Elle est de BHL. Il faut lire dans Le Monde sa régurgitation de haine [^1] pour avoir idée des enjeux de classe qui se cachent (mal) sous l’amalgame idéologique.

En lisant ces flots de mépris, je pensais à la réaction d’un Serge July invectivant ses lecteurs (ceux de Libé) au lendemain du référendum de 2005. Rien de nouveau décidément ! Et on se dit que ces élites autoproclamées, tout occupées à défendre leur position sociale, n’en finissent jamais de produire ce qu’elles prétendent combattre. C’est déjà fâcheux quand il s’agit d’intellectuels médiatiques qui occupent à leur gré l’espace public, mais c’est plus embêtant encore quand il s’agit de politiques, même si, de ce côté-là, une certaine retenue est de mise. « Populisme » est le mot qui convient à cet exercice policé. Il surgit dans le discours de François Hollande ou de Manuel Valls comme une maladie venue de nulle part, une malédiction divine. Nos dirigeants feignent d’ignorer que ce qu’ils nomment ainsi est la conséquence directe de leur politique. Une réponse juste ou erronée, folle ou raisonnée, au dogme libéral et au verrouillage antidémocratique qui va avec. C’est la rançon d’un interdit qui pèse depuis longtemps et lourdement sur le débat public. MM. Hollande et Valls ne veulent pas voir, semble-t-il, le rapport entre la montée de toutes les colères et les méthodes qu’ils emploient pour imposer leur loi travail – puisque l’actualité nous donne cet exemple.

Quand le Premier ministre décrète contre la majorité du mouvement syndical, contre les députés et contre l’opinion publique que cette loi est « bonne pour le pays », de quelle légitimité se réclame-t-il ? Pas de celle de François Hollande en tout cas, qui n’aurait jamais été élu s’il avait promis à ses électeurs le démantèlement du code du travail. Ce sont précisément ces coups de force qui font les Brexit. Aucune société ne peut vivre sans alternative, sous le joug d’une idéologie exclusive. Or, comment ne pas voir la responsabilité écrasante de la social-démocratie dans cette évolution ? Ceux qui, bon an mal an, incarnaient, voici encore une trentaine d’années, l’opposition au libéralisme, et parfois même au capitalisme, se sont ralliés si grossièrement à l’ordre dominant qu’ils ont porté un coup terrible à la démocratie. Avec eux, l’alternative est devenue alternance.

Comme par hasard, c’est en Grande-Bretagne, avec Tony Blair, que ce ralliement des gauches européennes a été le plus violent. En France, c’est dès 1992, avec la campagne en faveur du traité de Maastricht, que les socialistes se sont convertis au dogme budgétaire. L’Europe est devenue une idéologie de substitution en lieu et place du social. Certes, Daniel Cohn-Bendit n’a pas tout à fait tort quand il dit que « Bruxelles » est aujourd’hui le nom exécré d’une politique qui est en réalité de la responsabilité des gouvernements nationaux. Mais c’est un peu la poule et l’œuf. Le renoncement à la loi travail est du ressort du Président français. Mais les incitations du président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, à durcir cette loi n’ont pu échapper à personne.

Il y a, depuis Maastricht, un corps de doctrine libéral qui est la marque de l’Union européenne, et auquel les gouvernements ne peuvent guère se soustraire, quand bien même ils en auraient envie. L’épisode grec l’a dramatiquement démontré. Et ce ne sont pas les priorités de François Hollande pour donner « une nouvelle impulsion » à l’Europe (voir à ce sujet l’article de Michel Soudais, p. 8) qui vont y changer quelque chose. Comment donner l’illusion du changement, sans remettre en cause les politiques d’austérité ? Voilà la question que se posent les principaux dirigeants européens au lendemain du Brexit. Mais peut-on éternellement tricher avec les peuples ?

[^1] Le Monde, 26 et 27 juin.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes
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