Ventes d’armes : « Notre responsabilité est d’abord politique »

Aymeric Elluin, d’Amnesty International, dénonce la duplicité du gouvernement français, qui dénature les traités qu’il a lui-même appuyés.

Sébastien Fontenelle  • 29 juin 2016 abonné·es
Ventes d’armes : « Notre responsabilité est d’abord politique »
© Photo : JEAN-SEBASTIEN EVRARD/AFP.

Aymeric Elluin dénonce un « manque de sincérité et de transparence » des autorités françaises. La France devrait, selon lui, se montrer plus regardante quant au choix de ses clients et suspendre immédiatement ses livraisons d’armes, décidées sans le moindre débat, à des régimes qui ne font aucun cas des droits de l’homme. Cela relève, explique-t-il, de sa responsabilité politique et juridique.

La France est en passe de devenir le -deuxième exportateur mondial d’armement. Que vous inspire cette performance ?

Aymeric Elluin : Le gouvernement français s’est vanté, par la voix notamment de son ministre des Affaires étrangères, d’avoir joué un rôle actif dans l’adoption par l’ONU, en 2013, du Traité sur le commerce des armes (TCA), censé moraliser un peu ces transactions. Mais on constate, dans sa pratique, un manque de sincérité et de transparence contraire à la philosophie de ce traité. Riyad est ainsi devenu notre premier client, et nous entretenons les meilleures relations commerciales du monde avec Le Caire, dans un moment où l’Égypte vit sous un régime répressif que certains observateurs comparent avec ce qui se passait en Amérique latine il y a quarante ans. Nous soutenons donc un pays qui viole tous les jours les droits que nous prétendons défendre, qui use contre sa population de méthodes extrêmement brutales. Or, on ne peut pas claironner qu’on milite pour les droits humains et armer un tel pays !

En quoi consistent plus précisément ces échanges commerciaux avec l’Égypte ?

Nous lui vendons de l’armement lourd : des Rafale, notamment, qui pourraient par exemple intervenir au Sinaï. Le jour où le contrat a été signé, l’aviation égyptienne frappait en Libye, en représailles à l’assassinat de 21 coptes par l’État islamique : sept civils ont été tués. Nous lui fournissons également, dans le « segment » maritime, des corvettes et lui avons, comme on sait, livré deux porte-hélicoptères Mistral initialement promis à la Russie. Laurent Fabius et Jean-Yves Le Drian ont expliqué – comble de l’hypocrisie – qu’il ne s’agissait pas de navires de guerre tant qu’ils n’étaient pas armés, et qu’ils ne pourraient être considérés comme tels qu’après qu’ils auraient été livrés. Au regard des normes européennes, c’est une contre-vérité absolue, mais cela a fonctionné : aujourd’hui, les médias parlent de livraison de « bateaux ». Mais il ne s’agit pas de vulgaires péniches ! Nous vendons également des munitions en quantités industrielles, pour des millions d’euros. Mais on ne sait rien du détail de ces transactions : il est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de dresser une « cartographie » exacte, précise, des matériels livrés à l’Égypte.

Retenons cependant ceci : chaque arme vendue l’est au nom de tous les Français, en notre nom à tous, sans que nous soyons jamais consultés, sans le moindre débat. Aujourd’hui, la France entretient avec l’Égypte une coopération militaire très étroite : en agissant ainsi, elle décrédibilise complètement le TCA – que Le Caire n’a bien sûr pas signé – et se rend complice de la répression qui sévit dans ce pays.

Les autorités françaises plaident que ces transferts d’armements sont bons pour « la croissance », qu’ils « créent des emplois »…

Toute cette rhétorique est destinée à nous faire accepter les ventes d’armes sans aucun débat. Mais, pour nous, la question ne se pose absolument pas en ces termes. Pour nous, la question est : « Est-ce que les armes que nous exportons vont contribuer à protéger les droits humains, ou est-ce qu’elles vont au contraire favoriser leur violation ? » Notre responsabilité première n’est pas économique, elle est politique – et juridique lorsqu’il s’agit, par exemple, de respecter les textes internationaux : ce ne sont pas des légumes que nous vendons. Ce sont des armes, qui broient, mutilent, tuent.

Le gouvernement a fait le choix d’assumer le fait qu’il vend des matériels susceptibles de tuer des innocents – et le fait supporter collectivement aux citoyens, sans jamais les consulter, sans même les informer. Mais, s’il est avéré que ces armes ont tué des civils, quel sera le discours de la France ?

Que faire ?

Aujourd’hui, il y a de très nombreux indices que l’Arabie saoudite – notre premier client – recourt à la force au Yémen en violant le droit international humanitaire. Toute livraison d’armes à ce pays est donc susceptible de contribuer à cette violation. Nous appelons à une suspension immédiate de tout transfert d’armement à Ryad. Et nous réfléchissons de plus en plus à la possibilité de mettre en cause la responsabilité des industriels de l’armement devant la justice. Il est donc probable que, dans les années à venir, nous voyions apparaître des affaires embarrassantes : ce sera peut-être enfin le moyen d’obtenir un débat public, plutôt que le terrifiant silence qui prévaut aujourd’hui.

Monde
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