Notre-Dame-des-Landes : Le melting-potes du bocage

Ils sont paysans, zadistes, élus urbains, syndicalistes, militants de toute la France… Comment s’est consolidée, au fil des ans, une résistance anti-aéroport qui ne se reconnaît aucun chef ?

Patrick Piro  • 6 juillet 2016 abonné·es
Notre-Dame-des-Landes : Le melting-potes du bocage
© Photo : JEAN-SEBASTIEN EVRARD/AFP

Quoi de commun entre leurs vies ? Il est éleveur, né dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes, exploitant de quelques dizaines d’hectares et propriétaire de sa longère ; elle a abandonné la fac de droit pour aller vivre en squat dans une ville du Sud avant de rejoindre la ZAD, où elle a construit avec des potes une cahute à peine chauffée, appris à cultiver les pommes de terre et à faire du pain pour deux cent personnes. La cohabitation entre les habitants « historiques » et les « squatteurs [^1] » commence par deux bonnes années de tensions. Un choc culturel : on a des vues très éloignées sur la légalité, la propriété, le marché, la collectivisation, la radicalité des actions, les modes de décision… Les premiers sont bousculés dans leurs certitudes, les seconds s’imaginent parfois débarquer dans une lutte neuve. Les paysans rejettent l’aéroport. Les nouveaux venus ajoutent : « et son monde ».

La lente prise de mayonnaise entre ces deux populations de la ZAD est l’un des facteurs clés de la solidité du mouvement des « anti ». Côté paysans, on s’ouvre. Côté jeunes, une culture commune s’enracine entre petits groupes affinitaires soucieux de leur autonomie. Les fauteurs d’« embrouilles » perdent de l’influence ou finissent par quitter les lieux.

Et puis il y a la solidarité de tous les jours et dans la durée. « Nous avons des liens agricoles mais aussi affectifs avec ces paysans, c’est grâce à eux que nous sommes là », salue Jojo, nouvel habitant de la ZAD. L’inverse est aussi vrai, savent les « historiques » menacés d’expulsion. « Ils nous ont toujours filé des coups de main pour ramener des bêtes ou rentrer le foin », souligne Sylvain Fresneau. À l’hiver 2012, urgence fondatrice : il ouvre ses bâtiments de La Vache rit à des dizaines de zadistes chassés par l’opération César. Des semaines durant, ce camp de transit verra défiler sans discontinuer des gens de la région venus offrir bottes, pulls, matelas, soupes, etc. « Une surprise, tous ces “costard-cravate” en soutien des “chevelus” ! Et un déclic pour la cohésion, sur la ZAD », confie Sylvain. « Beaucoup d’occupants ont pigé qu’il fallait favoriser la coalition et respecter la diversité pour durer, constate Marcel Thébault. Il y a de la chaleur humaine. Même si on ne pensait pas un jour côtoyer la révolution permanente ! »

Historiques et nouveaux habitants ont mis sur pied ensemble la marche « Notre-Dame-des-Landes-Paris » pendant la COP 21 ou les blocages routiers du début de l’année autour de Nantes. Et les principes d’une cohabitation durable sur la ZAD sont ébauchés, « quand l’aéroport sera abandonné » (voir p. 24).

L’obstination de « ceux d’en face » a bien sûr cimenté les composantes, souligne Françoise Verchère [^2], coprésidente du collectif d’élus Cédpa. « Le refus de débattre, les procédures qui se poursuivent même quand elles sont désavouées, le mépris, les conflits d’intérêts, le mensonge ont rameuté de nombreuses personnes choquées de voir bafouées des valeurs de base, au-delà des arguments purement anti-aéroport. »

L’élue repère aussi le travail du temps. Des collectifs thématiques se sont formés pour rejoindre le mouvement – juristes, personnel aéronautique, architectes, naturalistes… « Tenir bon permet au doute de s’installer plus largement », glisse-t-elle. Exemple avec la CGT, qui n’a rejoint Solidaires et la FSU que depuis quelques mois : au nom de l’emploi, le syndicat a rejeté le transfert de l’actuel aéroport de Nantes-Atlantique à Notre-Dame-des-Landes, et à quatre reprises – unions départementale et régionale, sections Vinci et AGO Vinci !

Enfin, la lutte a bénéficié d’une solidarité du monde agricole à la hauteur de la tradition locale. La Loire–Atlantique était un fief des Paysans travailleurs, en pointe dans la lutte du Larzac, et qui donneront naissance à la Confédération paysanne, très activement opposée au projet d’aéroport.

Mais le syndicat « de gauche » n’est pas seul : la Coordination rurale, les Jeunes -Agriculteurs et jusqu’à la FNSEA, majoritaire, ont signé pour le « non » à la consultation du 26 juin. Même si la FNSEA, qui ne soutient pas l’occupation de la ZAD, reste à l’écart des actions du mouvement. Sylvain Fresneau a été témoin de cette « loyauté agricole ». Les Ailes de l’Ouest, association pro-aéroport, avait invité la FNSEA du Tarn afin de profiter de son « savoir-faire » – elle a fourni des commandos d’agriculteurs pour harceler les zadistes de Sivens. Projet avorté, à la suite d’un coup de fil péremptoire du président de la FNSEA Loire-Atlantique à son collègue du Tarn.

[^1] Devenus « zadistes » puis « occupants » et désormais « nouveaux habitants ».

[^2] Auteure de Notre-Dame-des-Landes : la fabrication d’un mensonge d’État, etatsetempiresdelalune.blogspot.fr

Ils marquent la lutte (avec bien d’autres…)

Sylvain Fresneau, Hervé Bézier, Joël Bizeul, Marcel Thébault

© Politis

Les quatre derniers irréductibles agriculteurs de la ZAD. Et leurs femmes, Sylvie Thébault, Brigitte Fresneau, Denise Bizeul, co-exploitantes. S’ils sont plus souvent sur le devant de la scène, ils « ne tiendraient pas sans elles », insistent-ils. Hervé, fragile et que les autres protègent, Joël, plutôt taiseux mais tenace, Sylvain (ici en photo avec Brigitte), grande gueule qui n’a pas peur et faux air de José Bové, Marcel, engagé avec discernement et creuseur de sillons avec les « nouveaux habitants » de la ZAD. Expulsables à tout moment, accrochés à la lutte mais attentifs au moral familial. Tenir sans casser.

Femmes de la ZAD

« Respect ! », salue un paysan. Sur la ZAD, les « nouveaux habitants » (plutôt que zadistes, désormais) se prénomment volontiers « Camille » pour répondre aux médias, protection unisexe des identités et esprit collectif obligent. N’empêche, il n’est pas abusif d’y reconnaître un rôle particulier à Marlène, Clémentine, Julie, etc. Éviter les propositions du genre : « Passe-moi la tronçonneuse, tu ne vas pas y arriver… » Le tracteur cacochyme de 110 ch ? C’est une femme qui l’entretient. « Elles nous ont appris à démasculiniser notre langage. » Très actives, elles sont productrices d’idées et de textes, « très politisées, parfois rudes. On s’est rapprochés d’elles, mais on est encore à des années-lumière de leur radicalité », disent les hommes.

Françoise Verchère

© Politis

« L’encyclopédie du dossier, tout est classé dans sa tête », admire un proche. Capable d’argumenter sur n’importe quel chapitre, connu sur le bout des doigts. « Admirablement convaincante, une gnaque, une prestance. Jamais emportée. Et du courage, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle a grillé sa carrière politique pour nous. » Maire de Bouguenais (1993-2007), ville où se situe l’actuel aéroport de Nantes-Atlantique, ex-PS passée au PG, elle a été éjectée de la coprésidence du conseil départemental de Loire-Atlantique en raison de son engagement. Françoise Verchère possède une arme secrète : « Un rire ravageur ! Il fait mouche sur ceux qui lui sortent de gros mensonges. » Elle ne brandit jamais son appartenance politique. « Si elle se présentait à la présidentielle, je voterais pour elle », avoue un indécrottable anar.

Le Collectif Alsace-Notre-Dame-des-Landes

Ils « montent » pour toutes les manifestations. Un comité de soutien parmi d’autres, mais pas du bocage voisin. Le Collectif Alsace-Notre-Dame-des-Landes naît en novembre 2012 lors de l’opération César. « J’ai eu un déclic, se souvient Bruno Dalpra, cofondateur. Notre lutte contre le grand contournement ouest de Strasbourg, c’est aussi une histoire d’accaparement de terres. » Le collectif – 10 à 70 personnes actives – multiplie débats et manifestations dès que la tension monte à Notre-Dame-des-Landes. Il affrète un car pour le rassemblement des 9 et 10 juillet.

Michel Tarin

© Politis

« Un berger, résume un militant. Un Lanza del Vasto de la ZAD ! », en référence à la lutte du Larzac, que Michel Tarin avait fréquentée. Il a su mettre tous les paysans dans la lutte – et les autres, jusque dans l’aéronautique. Tous saluent une « âme pure », toujours serviable et à l’écoute, ouvert, argumentant inlassablement avec chacun, dans le respect et la non-violence « la plus extrême ». Jamais de dogmatisme ni d’exclusive. Il était même trop impressionnant pour certains. Paysan sur la ZAD, « passeur de terre » pour les générations futures, se disait-il, il lance une grève de la faim avec quelques autres en avril 2012 quand il devient expulsable. Il tiendra 28 jours, avant que Hollande joue l’apaisement. Michel Tarin se savait malade. Il est décédé le 31 juillet 2015. Le mouvement lui dédie par avance la future victoire sur le projet d’aéroport.

Geneviève Coiffard

« Increvable bout de femme, une bombe d’énergie qui ne lâche jamais rien ! », raconte un ami. Elle est de tous les coups, réunions stratégiques ou manifs. Debout dès l’aube sur les barricades de la ZAD lors de l’opération César, elle y récolte deux doigts cassés et un inaltérable capital de confiance auprès des occupants. Elle apaise les tensions, cherche les consensus entre les composantes de la lutte, qu’elle articule avec d’autres résistances. « Cheville ouvrière de la lutte, c’est une machine à écrire des courriers, des milliers dans toute la France. Et elle écrit bien… »

Écologie
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Notre-Dame des résistances
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