Cancer du sein : comment stopper une épidémie négligée

Alors qu’octobre rose, campagne pour sensibiliser au cancer du sein, a démarré, le toxicologue André Cicolella lance l’alerte sur une épidémie mondiale négligée, qui tue autant que le sida. On pourrait, selon lui, faire baisser de 95 % le nombre de cas, en diminuant les facteurs liés à notre environnement : pesticides, cosmétiques, alimentation…

Ingrid Merckx  • 3 octobre 2016 abonné·es
Cancer du sein : comment stopper une épidémie négligée
© Photo : FRANCK FIFE / AFP.

Le nombre de cancers du sein a doublé sur la planète au cours des deux dernières décennies, alerte André Cicolella*. Dans une synthèse de l’état de la recherche sur le sujet, le chimiste et toxicologue qui a lancé l’alerte sur les intoxications au perchloroéthylène (1) et au Bisphénol A (2) invite à intégrer la santé environnementale dans les politiques de santé, et à éliminer d’urgence un certain nombre de produits toxiques de notre environnement. Entretien.

Pourquoi utilisez-vous le terme de pandémie à propos du cancer du sein ?

André Cicolella : Nous devons utiliser le terme d’épidémie, et même de pandémie puisque cette épidémie se développe au niveau mondial : le cancer du sein est devenu la première cause de mortalité par cancer chez la femme dans le monde. Dans les pays développés comme dans les pays en voie de développement, mais ceux-ci dans une moindre mesure. Le cancer du sein touche 1,8 million de femmes dans le monde et est à l’origine de près de 500 000 décès par an. Ce sont des chiffres équivalents à ceux du sida.

Le pays le plus touché au monde est la Belgique, d’après les statistiques du Centre international de recherche contre le cancer (CIRC). Ce pays compte 22 fois plus de cas que le Bhoutan, pays le moins touché, et 10 fois plus de décès. En France, 1 femme sur 8 est touchée (50 000 cas et 12 000 décès) et le taux de femmes concernées a doublé depuis 1980.

André Cicolella est chimiste toxicologue, ancien conseiller scientifique à l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) et enseignant en Santé environnementale à l’École des affaires internationales à Sciences Po Paris. Il préside l’association Réseau environnement santé (RES), à l’origine de l’interdiction du bisphénol A dans les biberons et du perchloroéthylène pour le nettoyage à sec.
Comment expliquer cet écart entre la Belgique et le Bhoutan ainsi qu’entre la Belgique et la France ou les États-Unis ?

A.C. : Le cancer du sein est une maladie liée au mode de vie occidental. Or, le Bhoutan présente les conditions environnementales d’avant la révolution industrielle et d’avant la révolution verte. C’est un pays qui n’a jamais été colonisé et a donc échappé à la révolution agricole et son cocktail de pesticides de synthèse. C’est la France de Louis XV en somme…

Certes, il y avait des cancers du sein avant l’utilisation massive de pesticides dans l’agriculture : Anne d’Autriche est morte d’un cancer du sein à 65 ans, par exemple. Reste qu’il y a encore quarante ans, le Bhoutan n’avait ni routes ni électricité. Difficile cependant d’expliquer plus avant l’écart de taux entre la Belgique et le Bhoutan car il n’existe aucune étude précise sur les raisons des taux de cancer par pays.

Le Japon, pays industriel, compte moitié moins de cancers que la Belgique. Mais il y a 30 ans, il y avait six fois moins de cancers du sein au Japon qu’en Europe et aux États-Unis. Les données japonaises sont donc en train de rejoindre les données européennes et nord-américaines. Les Grecques ont 30 % de mortalité en moins liée à ce cancer.

Pourquoi plus de cancers du sein chez les jeunes Belges que les jeunes Françaises ou Américaines ? Pourquoi plus de décès par cancer du sein en Algérie qu’en France ? Sachant que dans ces pays, cette maladie se soignera moins bien qu’en France. Ce n’est pas seulement le cas du cancer du sein. Pourquoi la Tchéquie est-elle le premier pays au monde en matière de cancer du pancréas ? Pourquoi Israël est-il le premier pays du lymphome ? Il faut analyser cela finement en construisant des exposomes pour comprendre l’ensemble des stress, pas seulement chimiques mais affectifs et nutritionnels, qui jouent un rôle dans le déclenchement de cancers.

Les causes sont environnementales au sens large du mot. Il s’agit aujourd’hui de comprendre les interactions entre les différents environnements.Mais notre déficit de recherches en santé environnementale est considérable. On peut comparer la situation à la prise de conscience face au réchauffement climatique. Pour mieux comprendre les raisons de cette crise sanitaire et pouvoir agir au mieux, il nous faut l’équivalent d’un Giec en matière de santé environnementale.

Les autorités sanitaires ont-elles pris la mesure de cette pandémie ?

A.C. : Pas vraiment. Le cancer du sein n’est pas un cas isolé. Le raisonnement est le même concernant le cancer de la prostate qui tue un peu moins que le cancer du sein : 1,4 million d’hommes touchés, 300 000 décès, mais a triplé en quelques décennies au niveau mondial. On ne prend pas la mesure de ces épidémies et on se contente d’expliquer le problème en s’abritant derrière le dépistage, le vieillissement de la population et des facteurs génétiques. Toutes ces causes ne suffisent pas à expliquer le niveau pandémique.

Les données scientifiques s’accumulent pour démontrer le rôle de l’environnement et notamment de la pollution chimique dans le développement de ces maladies. On peut aujourd’hui dire que le cancer du sein est une maladie transmissible. C’est une donnée majeure du point de vue des connaissances scientifiques. Elle provient d’études toxicologiques menées chez le rat et chez la souris à partir d’intoxication maternelle au Bisphénol A (BPA). La contamination de jeune rate uniquement pendant la lactation suffit à induire des tumeurs mammaires à l’âge adulte.

Ce sont des données qu’on retrouve chez la femme dans une étude de l’École de santé publique de Berkeley publiée en 2015 : pendant 52 ans, 9 300 femmes ont été suivies. On disposait des dosages sanguins du DDT de leur mère, insecticide vedette des années 1960 qui a contaminé toute la population de la planète. Résultat : celles dont les mères étaient les plus contaminées ont quatre fois plus de cancers du sein. On a ici une preuve par l’épidémiologie que des contaminations pendant la grossesse ont des conséquences à l’âge adulte. C’est le changement de paradigme induit par les perturbateurs endocriniens : ça n’est plus la dose qui fait le poison mais la période d’exposition.

Pour quelles raisons votre enquête fait-elle l’objet d’une attaque assez violente de l’Association française pour l’information scientifique (Afis), et de l’épidémiologiste Catherine Hill ?

A.C. : Catherine Hill conteste l’étude de Barbara Cohn – que je cite – en prenant appui sur des études qui n’ont pas montré de lien entre le dosage de DDT au moment de la survenue du cancer du sein et le cancer du sein lui-même. Cette hypothèse n’a pas été vérifiée parce que c’est l’exposition à la naissance qui est déterminante. C’est conforme à ce que disaient les données animales. Par ailleurs, Catherine Hill ne prend pas en compte les données toxicologiques sur le rat et la souris, qui sont pourtant tout à fait extrapolables à l’humain. On peut dire sur cette base que le Bisphénol A est responsable de cancer du sein. On en a la preuve à partir des données animales, mais nous n’avons pas encore les données épidémiologiques.

Le mécanisme d’action est le même que pour le Distilbène (3), dont on sait qu’il a doublé le taux de cancer du sein chez les filles dont les mères avaient pris ce médicament.

L’Afis réagit comme les climatosceptiques : au nom d’une certaine rigueur scientifique, il faudrait attendre d’avoir la preuve absolue pour agir. Autant, je pense qu’il faut s’appuyer sur des données scientifiques validées, autant, j’estime qu’il ne faut pas placer le curseur au niveau de la certitude absolue. À partir du moment où nous sommes en présence d’une somme d’éléments concordants, il faut agir pour enrayer une crise sanitaire.

12 000 femmes meurent chaque année du cancer du sein en France, 50 000 femmes sont concernées. Une femme de 30 à 45 ans a aujourd’hui quatre fois plus de chance de mourir d’un cancer du sein que d’un accident de la route. L’espérance de vie, lorsque l’on est atteint d’un cancer du sein, augmente à cinq ans mais si on tombe malade à 37 ans pour mourir à 43, comme cela a été le cas de la maire de Thionville décédée en avril dernier, le progrès est très relatif.

Le dossier des perturbateurs endocriniens a montré que des intérêts industriels bloquaient les avancées en matière de santé publique. Qu’est-ce qui freine la reconnaissance de l’épidémie de cancers du sein ?

A.C. : Michel-Édouard Leclerc s’engage aujourd’hui à ne plus utiliser d’huiles minérales dans ses emballages alimentaires, notamment dans les cartons recyclés. Certaines sont des perturbateurs endocriniens. Quoi qu’on pense de la grande distribution, voici un grand patron qui n’attend pas pour faire quelque chose. En face de cela, des personnes comme Maurice Tubiana, ancien secrétaire de l’Académie de médecine, avait fait adopter à son institution une motion disant que la pollution était quantité négligeable dans l’épidémie de cancer et voulait tout expliquer par le tabac et l’alcool, au mépris des données scientifiques. Notre rôle est de protéger la santé humaine en prenant en considération toute la littérature scientifique.

Êtes-vous marginal sur ce front comme vous avez pu l’être sur le perchloroéthylène ou le Bisphénol A ?

A.C. : Le Bisphénol A a été interdit dans les contenants alimentaires par un vote unanime des députés et des sénateurs. Ce n’est donc pas marginal. Mais la prise de conscience de la crise sanitaire est encore faible. Je me considère comme un bon petit soldat de l’OMS pour qui les maladies chroniques sont un défi mondial d’ampleur épidémique. « Halte à l’épidémie mondiale de maladies chroniques », clamait-elle en 2008. Le constat est fait, il faut en tirer les conséquences.

La France a signé une déclaration à New York en juillet 2014 s’engageant à diminuer la mortalité dans quatre grands groupes de maladie chroniques d’ici à 2025 : maladies cardiovasculaires, cancers, maladies respiratoires, diabètes. Ainsi que stopper la progression de l’obésité et du diabète. En France, en 2014, nous avons dépensé 64 milliards d’euros de plus qu’en 1994 pour prendre en charge les maladies chroniques. Pourtant, notre loi Santé de décembre 2015 ne fait pas référence à ces engagements. Aujourd’hui, j’aimerais que les candidats à la présidentielle s’engagent à les respecter. Il en va de la santé publique et de la pérennité de l’assurance maladie. C’est donc un sujet majeur pour la société française et il ne doit pas être absent d’une échéance comme la présidentielle.

Sur le Bisphénol A, la France a été pionnière en Europe. Qu’en est-il du dossier sur l’ensemble des perturbateurs endocriniens ?

A.C. : Elle l’est aussi en partie. Le combat du Réseau environnement santé (RES) sur le BPA a contribué à l’émergence d’une Stratégie nationale sur les perturbateurs endocriniens. Nous préparons la deuxième phase de cette stratégie. La France joue donc un rôle moteur à Bruxelles avec la Suède sur les perturbateurs endocriniens. C’est ce qui a permis de faire reculer la Commission européenne. Mais nous n’assumons pas toutes les conséquences en termes de politiques publiques de ce que l’on sait sur ces toxiques. Dont leur lien avec le développement de cancers du sein et de la prostate. C’est la responsabilité de l’Institut national du cancer qui n’utilise qu’une fois le terme de « perturbateurs endocriniens » dans le plan cancer qui n’est pas à la hauteur de l’enjeu, car centré sur la recherche thérapeutique et le tabac comme cause quasi essentielle du cancer.

Quels corps professionnels sont les plus touchés par le cancer du sein ?

A.C. : Le travail de nuit est un facteur de risques. Ce qui explique le taux de cancers du sein chez les infirmières. Autre facteur : l’exposition aux solvants. On comprend moins bien le taux très élevé de cancers du sein dans des métiers comme avocate ou journaliste. Les études existantes évoquent un stress accru pour des femmes qui occupent des postes dans des professions traditionnellement occupées par des hommes. Mais journaliste est un métier et un milieu : si les journalistes ne sont pas directement exposées à des solvants, elles sont exposées à des cosmétiques, qui restent de fortes sources de contamination aux phtalates et sels d’aluminium. C’est aussi un mode de vie sédentaire (20 à 40 % d’augmentation) . L’alimentation entre aussi en ligne de compte. Une étude de l’Inserm [Institut national de la santé et de la recherche médicale, NDLR] montre que les femmes ayant un régime alimentaire du type « alcool-western » (alcool + charcuterie, viandes, frites, gâteaux…) avaient 20 % de cancers en plus que la moyenne et celles ayant un régime méditerranéen, 15 % en moins . Il faut démêler cet écheveau.

Les déodorants sont-ils directement incriminés ?

A.C. : Les anti-transpirants qui utilisent sels d’aluminium et parabènes sont fortement incriminés sur la base des données toxicologiques, même si on n’a pas de données épidémiologiques. D’autant que les anti-transpirants font partie de nos modes de vie récents. On dit aux femmes qu’il ne faut pas fumer ni boire pendant la grossesse. Il faudrait aussi les alerter sur les contaminations via les cosmétiques qu’elles utilisent. Nous avons besoin d’examiner toutes les sources de contaminations. Nous avons besoin d’une révolution en matière de santé publique pour intégrer la santé environnementale comme une composante majeure des politiques de santé. Notre système de santé est aujourd’hui un système de soins. Excepté pour l’alcool et le tabac, nous n’intervenons pas sérieusement avant le développement de maladies. Il ne faut pas juste soigner les gens quand ils sont malades mais aussi éviter le plus possible qu’ils ne le soient.

Si on compare au Bhoutan, on a les moyens de faire baisser notre taux de cancer du sein de 95 %. Ça ne va pas se faire en quelques années. Mais si on prend des mesures tout de suite d’interdiction des perturbateurs endocriniens par exemple, nous verrons des résultats rapides chez les nouveau-nés pour d’autres pathologies : moins de malformations génitales (qui ont doublé en 20 ans), moins d’autisme et d’hyperactivité, moins de pathologies dentaires comme le MIH (défaut de formation de l’émail des dents) qui a émergé en 2001 chez les 6-9 ans, moins d’obésité, et moins de cancers de l’enfant. L’OMS se fixe des objectifs ambitieux pour éradiquer le sida d’ici 2030, pourquoi pas pour le cancer du sein ?

Quelles mesures prendre rapidement ?

A.C. : Si l’Île-de-France était un pays, elle serait le cinquième au monde en termes de cancer du sein. La mairie de Paris, qui avait été la première à interdire les biberons au Bisphénol A, a enclenché un processus pour que ses fournisseurs soient obligés de respecter l’interdiction d’une liste établie de perturbateurs endocriniens. Si Paris le fait, d’autres villes peuvent suivre. Des industriels s’engagent aussi comme Cosmébio. Derrière la révolution de la santé, il y a une révolution économique.

Est-ce que les gynécologues soutiennent cette révolution ?

A.C. : Je suis invité au congrès des gynécologues le 9 décembre. Et le Réseau environnement santé est engagé dans un projet avec le CHRU de Lille pour l’opération : 1 000 jours pour la santé. Les professionnels de surveillance de la grossesse et de la petite enfance sont bien placés pour mesurer les enjeux de l’épidémie. Leur Fédération internationale – la FIGO -, a lancé un appel en ce sens en octobre dernier.

Qu’en-est-il de la polémique autour du dépistage du cancer du sein et de la prostate ?

A.C. : Mon livre consiste en une synthèse de rapports. J’ai vu que celui du Breast cancer fund était très réservé par rapport aux mammographies : risques de surdiagnostics, surexpositions à des rayons, pas d’effets sur le taux de mortalité et radiothérapie et ablation prématurées… La question du surdépistage fait débat chez les professionnels… Reste que l’épidémie a explosé avant 2004 et le début des grandes campagnes de dépistage. Le cancer du sein est devenu la première cause de mortalité par cancer en 1960. C’est passé totalement inaperçu.

La santé publique en France est formatée autour du modèle de maladies infectieuses : si une personne est atteinte de listériose, on sait réagir très vite et trouver le pot de rillettes coupable ; face à une épidémie de grippe du type H1N1, on vaccine à tour de bras. Face au cancer du sein ? On est assez fataliste. On a éradiqué la variole, on peut éradiquer le bisphénol. Et une douzaine de grandes substances tout aussi toxiques. C’est une question de volonté politique.

(1) Le perchloroéthylène est un solvant très utilisé, notamment comme solvant de nettoyage à sec dans les pressings. Il est aussi utilisé comme agent dégraissant pour pièces métalliques, dans le traitement des textiles, ou en imprimerie. En savoir plus.

(2) « Le Bisphénol A est un perturbateur endocrinien présent dans les plastiques alimentaires (bombonnes d’eau, boîtes de conserves, canettes, biberons, etc) ou non alimentaires (DVD, verres de lunettes, prises et interrupteurs électriques, papiers thermiques, etc). » En savoir plus.

(3) Interdit en 1977 en France, le Distilbène était un médicament prescrit aux femmes afin d’éviter les fausses couches.

*Cancers du sein, en finir avec l’épidémie, André Cicolella, Les Petits matins, 120 pages, 10 euros.

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