Ces élèves qui fustigent l’école de la réussite

Des lycéens d’un établissement de Seine-Saint-Denis réunis par le Conseil économique social et environnemental tordent le cou à l’école néolibérale où la compétition nuit au savoir, à l’égalité et au plaisir d’apprendre.

Raymond Millot  • 20 octobre 2016
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Ces élèves qui fustigent l’école de la réussite
© Photo : CELINE MIHALACHI / AFP.

Mes camarades et ami-e-s, tous beaucoup plus jeunes que moi, s’amusent, du moins je le pense, de mes enthousiasmes juvéniles qui me font diffuser mes coups de cœur comme autant de bouteilles à la mer.

C’est ainsi que j’ai invité tout le monde, y compris mes petits-enfants, à regarder la vidéo sur la table ronde organisée par le Conseil économique social et environnemental (CESE) à propos de « la réussite scolaire ». En même temps, j’observais mon enthousiasme avec le même amusement que celui de mes camarades. Mais, réflexion faite, je lui ai trouvé une justification majeure.

Il faut d’abord dire de quoi il s’agit. Le lycée Le Corbusier d’Aubervilliers (en plein « 9-3 ») était appelé à témoigner. La parole est tout d’abord longuement donnée à une dizaine d’élèves de « l’atelier culturel » qui se sont réparti les interventions autour de trois thèmes : l’importance de la pression, l’importance de la culture, l’importance du plaisir. On jubile. Puis c’est le proviseur. Puis deux profs. Puis une responsable du « théâtre de la Commune ». On apprécie grandement. Et, une fois de plus, je diffuse le lien (en bas de page).

Quelques temps plus tard je décide de revoir la vidéo et soudain, « mais c’est bien sûr ! », j’en comprends toute l’importance.

Je venais de lire « L’école des réac-publicains », de Grégory Chambat, qui montre d’une manière très documentée ce qui se cache et ceux qui s’affichent aujourd’hui sans vergogne dans le procès fait aux « pédagogues » par les tenants de la transmission des savoirs, de la République construite sur un grand Roman national, des vertus « de l’ennui et du silence » (C.F.Finkielkraut et Redeker dans un récent débat avec Meirieu). À savoir le bien-fondé d’un système constitué de dominants et de dominés.

Dans l’affrontement entre les tenants de l’école de Jules Ferry et ceux de l’école ouverte (de différentes obédiences ICEM, GFEN, AFL, etc…), tout le monde parle au nom de l’enfant. Les satisfaits de l’ordre existant célèbrent l’effort pour l’effort et la nécessaire adaptation à un monde de compétition, les autres justifient leurs convictions, et ce n’est pas mince, par le fait que les enfants viennent dans leurs écoles avec plaisir, trouvent de l’intérêt dans ce qu’ils apprennent et ne connaissent aucune discrimination. Mais les enfants, principaux intéressés, n’ont pas les moyens, ni l’objectivité, pour dire ce qui est réellement bien pour eux.

Le témoignage des Le Corbusier est ici décisif. Les enfants sont devenus de jeunes adultes et n’ont plus besoin qu’on parle pour eux et ce qu’ils disent est déterminant.

Ils dénoncent « l’école lieu de souffrance », « la compétition malsaine pour la meilleure note (de la classe) au détriment du savoir », la pression qui s’exerce sur eux, celle de l’institution avec ses notes et ses classements, ses évaluations formelles, ses effectifs, ses horaires, celle des parents par conformisme (la sacralité de l’école, même quand ils en ont été les perdants) ou par réalisme (le monde est dur, il faut qu’ils s’y préparent) et dont « les notes sont les seuls critères ».

Ils vont même jusqu’à établir un lien entre cette école et le monde néolibéral (et n’allez pas leur dire que ce sont leurs profs qui les formatent !).

Ils savent expliquer tout ce que leur apporte « la solidarité, l’entraide, le travail en groupe et la mutualisation qui permet de combler les lacunes avec les points forts des autres », ils savent « qu’il faut défaire la représentation qu’ont les parents de l’école et leur montrer que la qualité de l’apprentissage est plus important ». Ils dénoncent encore « la pression sur les profs qui doivent finir le programme et ne donnent pas le temps de comprendre, et sur l’élève qui doit restituer ses connaissances sans même les comprendre ».

Ils saluent « la pédagogie de l’écoute et du dialogue pour connaître les élèves » et tel prof allant jusqu’à « fournir son adresse mail pour connaître leurs difficultés ». Ils savent les inconvénients des effectifs chargés et remercient « le proviseur qui a instauré de nombreuses classes à effectifs réduits ».

S’agissant de « la culture pour tous », ils constatent que « les élèves issus de l’immigration ne connaissent pas leur culture, les mythes structurant leur culture d’origine, que les parents ne sont pas en mesure de transmettre ». Ils doivent « savoir d’où ils viennent que seule l’école peut leur enseigner objectivement » et ce dès « la maternelle avec des jeux éducatifs, des histoires ». Au collège et au lycée, « une matière portant sur les cultures et les civilisations… il faudrait des moments d’échanges entre élèves et utiliser le théâtre, la littérature et même la nourriture », « créer un site internet où parents, élèves et profs pourraient partager les histoires, les mythes » et ils insistent : « pas les religions, les cultures ! »

Précision : on est frappé par les « couleurs » des élèves (et une réelle mixité) qui se sont réparti la parole. Une prof (de philo) intervient pour dire que « les trois monothéismes ne concernent qu’un secteur du monde et ne concernent dans ce lycée que la moitié des élèves, pour les autres (il peut s’agir) de polythéisme, de culte des ancêtres, de vaudou. En revanche les mythes de leur culture d’origine permettent à tous de parler, alors qu’enseigner le fait religieux, c’est s’adresser à la moitié des élèves ». Un nouvel élève enchaîne : « je me suis pour la première fois adressé à ma mère [sur les mythes] et ça a été un formidable moment de partage ». Puis une autre : « ça nous a permis de nous enrichir mutuellement, de découvrir nos racines, des histoires inconnues ». Une dernière ajoute : « et de retrouver notre identité ».

Il s’agit enfin de parler du plaisir à l’école.

Un élève revient sur « cette école néolibérale qui broie les plus faibles, accentue les écarts, repose sur la compétition, [se préoccupe de produire] des individus performants et productifs. La peur de l’échec renforcée par l’évaluation réduite à la notation, installe la concurrence, classe les élèves, les rend individualistes et insensibles à l’échec des autres. Dans ce contexte, penser à la réussite à l’école conduit à poser les questions : L’égalité est-elle la condition nécessaire à la liberté ? La fraternité peut-elle nous unir ? L’école fabrique-t-elle de la passivité ? Le droit au plaisir peut-il être perçu comme émancipateur ? Comment concilier les valeurs républicaines et la recherche jubilatoire du savoir ? »

Une autre poursuit : « réussir à construire son avenir semble toujours supposer de travailler dans la souffrance. Une condition de la réussite de tous, [c’est] une école du plaisir d’apprendre, du travail en commun, [où] on a envie, on a du plaisir et de l’intérêt […] Le plaisir ne rejette pas la notion d’effort. Le savoir par et pour lui-même doit être le projet des élèves et des profs. »

La même élève aborde un sujet majeur (et souvent caricaturé) des « pédagogues » : la pédagogie du projet. Elle voit « une solution : des projets culturels facultatifs où chacun serait considéré en fonction de ses qualités propres, sans être noté, classé, mis en compétition, où chacun est à l’égalité des autres, libre de s’investir, où tous partagent et échangent pour participer à l’œuvre commune ».

Au cours de cette présentation vivante où l’on voit que les inégalités dans l’expression n’empêchent pas la participation de chacun-e, il n’est qu’évoqué que trois grands projets Thélème, Atome, et un dernier, qui nous est inaudible. On aurait aimé en savoir plus…

On imagine bien que « l’équipe » (ce n’est pas ici un vain mot), l’équipe des profs (proviseur compris), a dû jongler avec les emplois du temps, les effectifs, les programmes, les horaires, le bénévolat (fatigue et joie), pour travailler sur ces projets et pour, en définitive clore le bec des « réac-publicains » puisque cette pédagogie a permis à ce lycée (du 9-3 !) de passer de 65% à 90% de réussite au bac !

Le lecteur pourra vérifier ces citations et écouter les interventions remarquables du proviseur, des profs, de la directrice du théâtre de la Commune en cliquant ici.

Merci au CESE !

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Tribunes

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