13 novembre : Les oubliés de Saint-Denis

En plus du traumatisme de l’assaut du Raid, le 18 novembre 2015, qui a été d’une extrême violence, les riverains doivent se battre pour obtenir relogement, régularisation et indemnisation.

Jean-Claude Renard  • 9 novembre 2016 abonné·es
13 novembre : Les oubliés de Saint-Denis
© Photo : LIONEL BONAVENTURE / AFP

Saint-Denis et sa basilique, à cinq kilomètres à peine au nord de Paris. Ancienne abbaye royale de style gothique, elle abrite la sépulture des rois de France, de Dagobert à Louis XVI, attirant nombre de touristes, dans une ville marquée par la mixité.

À quelque cinquante mètres, s’élance la rue de la République, piétonne et commerçante, croisant à moins de trois cents mètres la rue du Corbillon. Un immeuble de trois étages forme l’angle des deux rues. L’accès par un porche étroit est condamné par des grilles, disposées à un mètre de la façade, comme les fenêtres, bouchées par des tôles et des planches. Un Taxiphone et une boutique de vêtements sont également fermés. À l’extrémité nord, la façade du bâtiment C est entièrement recouverte d’un filet. Les passants s’affairent, poursuivent leurs déambulations sans vraiment lever la tête.

Scène de guerre

Rien n’indique qu’il y a près d’un an, le 18 novembre 2015, les forces du Raid donnaient l’assaut au 48 de la rue du Corbillon, cinq jours après les attentats à Paris. Le présumé cerveau des attaques dans la capitale, Abdelhamid Abaaoud, et deux de ses complices, Hasna Aït Boulahcen et Chakib Akrouh, avaient été repérés dans un appartement du bâtiment C, au troisième étage. Compris dans un complexe en forme de U, avec quatre autres bâtiments disposés autour d’une cour intérieure.

Ce 18 novembre, les bataillons du Raid, épaulés par la BRI (Brigade de recherche et d’intervention), investissent les lieux, jusqu’au toit, au milieu de la nuit. À 4 h 26, un feu nourri inaugure un assaut qui va durer sept heures, entre tirs, charges explosives, grenades. « Quand les premières détonations ont retenti, j’ai pensé que des jeunes faisaient exploser de gros pétards, raconte Chantal Ligeour, gardienne de l’école primaire au n° 8 de la rue du Corbillon, recevant notamment des enfants du 48. Puis les coups de feu n’ont pas arrêté. Bizarrement, on n’entendait aucune voiture de police. On n’osait pas allumer la lumière. J’ai appelé une voisine, ça tirait aussi du côté de chez elle. C’est là qu’on a paniqué. Il y avait eu les attentats du vendredi à Paris et au Stade de France, je me suis dit : nous sommes dans une école, cela représente donc l’État. J’étais avec mon mari et mon fils, je me suis vue mourir, d’autant que l’école est accessible par les toits. »

Au 48, les fenêtres volent en éclats, les cloisons tombent, sols et murs se fissurent, les planchers et les combles s’effondrent. Ni évacués ni avertis au préalable, les habitants vivent une scène de guerre. Quand une balle traverse l’appartement de Ngoran, locataire avec sa compagne et un enfant de dix-huit mois d’un studio dans le bâtiment D, mitoyen de celui où sont retranchés les terroristes, il téléphone à la police pour signaler leur présence. On leur ordonne de rester allongés. Vers 9 heures, dans la furie de l’assaut, l’enfant sous le bras, ils sont évacués. « On s’est retrouvés deux rues plus loin, en pyjama, avec d’autres familles. C’est traumatisant. J’essaye d’échapper aux souvenirs. »

« On ne savait pas trop ce qui se passait, renchérit un père de famille, habitant au bâtiment B, préférant conserver l’anonymat. Nous sommes restés accroupis dans notre deux-pièces, avec nos trois enfants, sans bouger, jusqu’à 11 heures. Pour les gamins, ça reste un cauchemar. Comment voulez-vous oublier ? »

Trois habitants sont blessés, dont Ahmed, locataire égyptien sans papiers – qui recevra son obligation de quitter le territoire à l’hôpital ! Dans le tas de gravats, les trois corps des terroristes présumés sont retrouvés.

En fin de matinée, sitôt après la fin de l’assaut, les habitants du 48, rue du Corbillon sont transférés au gymnase Maurice-Baquet. Certains sont violemment malmenés par les forces de l’ordre. « Ils voyaient des -terroristes partout ! », confie un résident. On recense alors 43 ménages (familles et célibataires), soit 91 personnes, dont 26 enfants. Il y a là une poignée de propriétaires, des locataires, des sous-locataires et trois ou quatre squatteurs. Parmi eux, 24 sans-papiers. Tous repliés, hagards, dans la désolation d’un gymnase aménagé précipitamment.

« On a vite su qu’au gymnase il y avait besoin de duvets, de vêtements, de vivres, se rappelle Valérie, enseignante exerçant près des lieux. On a apporté tout ce qu’on a pu. On a distribué des tranches de quatre-quarts aux enfants, du jus de fruit et des bonbons. Les cages de handball servaient de têtes de lit aux lits de camp, le sol était couvert de sacs en plastique, de couvertures. Ça ne devait pas durer, mais le lundi suivant on y était encore ! Les nuits étaient glaciales, les souffleries du gymnase empêchaient les gens de dormir. »

Face aux institutions

Si les Dionysiens se mobilisent, l’association Droit au logement (DAL) se porte rapidement au secours des sinistrés, avec l’objectif de maintenir l’unité des résidents face aux institutions. « Les habitants semblaient délaissés par le pouvoir, sans doute prêt à les laisser se débrouiller avec les assurances, pointe Simon Le Her, de l’association. Il n’était pas question de quitter le gymnase tant qu’on n’avait pas d’engagement ferme de l’État sur l’hébergement et le relogement. »

Une semaine plus tard, quand Sylvia Pinel, ministre du Logement, promet enfin des mesures, les habitants acceptent d’être placés dans les logements temporaires pris en charge par le Samu social. Le DAL constitue alors l’Association DAL des victimes du 48 rue de la République. Au relogement pérenne s’ajoutent deux autres revendications : la régularisation des sans-papiers (sans quoi, il n’est pas de logement social possible) et la reconnaissance du statut de victime du terrorisme.

Les habitants du 48 sont « invités » à repasser chez eux quelques minutes pour récupérer des effets personnels. Principalement leurs papiers d’identité et une carte bancaire. Pour eux, une longue attente va commencer. Entre la mairie et la préfecture, le relogement est effectué au cas par cas pour ces modestes foyers. Sont relogés en priorité les sinistrés éligibles aux HLM, bénéficiant de ressources régulières, comme Ngoran, développeur Web, devenu porte-parole du collectif, qui a eu la chance « de faire partie de la première vague de relogés », à Saint-Denis. D’autres iront à Stains. Au moment d’emménager, certains n’ont que deux ou trois heures pour emporter leurs biens restés dans leur ancien appartement, « vider les lieux de toute une existence, déplore Ngoran, reprendre des objets abîmés par les intempéries ». Ceux qui étaient propriétaires ont tout perdu, obligés de payer un loyer. Certains habitaient là depuis seize ans. Personne ne retrouvera son logement. Le bâtiment C est placé sous scellés, les quatre autres condamnés pour « péril imminent ».

Pour les familles sans revenus réguliers, en situation précaire, nécessitant un accompagnement social, c’est une autre histoire, plus laborieuse. Pire encore pour les personnes en situation irrégulière. La mairie engage pour elles un processus de régularisation en urgence, le DAL et le collectif maintiennent la pression. « À chaque fois qu’on a voulu faire avancer les choses, il a fallu manifester, relancer la machine », explique Ngoran. Jusqu’à occuper la basilique Saint-Denis, se rassembler devant le ministère de la Justice, interpeller le ministère du Logement et la préfecture. Mais il faut attendre encore. « On voit bien là comment on traite les gens des quartiers populaires », observe Simon Le Her.

« Victimes collatérales »

Aujourd’hui, un an après l’assaut, sur les 43 ménages, 24 ont été relogés, et 21 sans-papiers ont été régularisés sur les 24. « On est rentrés au chausse-pied, constate Jean-Baptiste Eyraud, président du DAL. Et on ne cédera rien jusqu’au dernier relogement, en rappelant à l’État ses engagements. »

Le collectif organise chaque mois une nouvelle réunion pour faire le point. D’autant que la détresse n’est pas seulement matérielle, mais aussi psychologique. La municipalité a très vite mis en place un suivi avec le centre médico-psychologique (CMP). Mais, « si chaque famille y a eu droit, cela ne s’est pas prolongé, relève Ngoran. Les rendez-vous étaient trop espacés, beaucoup ont laissé tomber ». Le CMP étant engorgé, « les rendez-vous étaient fixés jusqu’à six mois plus tard », rapporte une autre habitante, mère célibataire.

Tous sont encore traumatisés, fébriles dans leur manière de parler. Riverains compris, -laissés-pour-compte. Comme Chantal Ligeour, la gardienne de l’école, qui n’a bénéficié d’aucun suivi, sinon « du soutien de [son] amie Marie. Mais on ne s’en remet pas. La date anniversaire approche, on a l’impression que c’était hier. C’était un tel cauchemar ! Dans le quartier, ce n’est pas tant à la descente du Raid que l’on pense qu’à l’ensemble des événements. Dès que retentit un bruit très fort, on se demande si cela ne va pas recommencer ».

Des traumatismes qui ne sont pas reconnus : c’est le volet sur lequel se bat encore le collectif. Mais « les autorités refusent de nous inscrire parmi les victimes du terrorisme, dit Ngoran, et préfèrent le statut de “victimes collatérales d’action sans faute de la police” ». Seule reconnaissance pour l’heure : le « préjudice moral et matériel ». « On est bien conscients que les choses ne sont pas terminées. » En attendant, pas un seul ministre de la République ne s’est déplacé pour s’enquérir du sort des sinistrés, apporter un quelconque soutien national. Saint-Denis n’est pourtant qu’à cinq kilomètres de Paris…

Société Police / Justice
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