Cannes : La palme au petit malin

Malgré le Grand Prix attribué au film act-upien de Robin Campillo, le jury de Pedro Almodóvar a livré un palmarès à l’image de la compétition : déprimant.

Christophe Kantcheff  • 31 mai 2017 abonné·es
Cannes : La palme au petit malin
© photo : Mustafa Yalcin/Anadolu Agency/AFP

C e film est un hommage aux gens qui sont morts mais aussi à ceux qui ont survécu, tiennent encore aujourd’hui, qui ont eu beaucoup de courage, sont toujours sous traitements lourds et connaissent des situations précaires parce que, lorsqu’ils étaient militants, ils ont mis leur vie entre parenthèses. » C’est avec ces mots que Robin Campillo a reçu le Grand Prix de la soixante-dixième édition du Festival de Cannes. Ce discours d’une forte pertinence humaine et politique était en parfaite symbiose avec son film, 120 Battements par minute.

Nous avons dit (ici) tout le bien que nous pensons de cette chronique de l’action d’Act Up au début des années 1990, quand le sida faisait des ravages. Tout en s’appuyant sur sa propre expérience (Robin Campillo est un ancien militant d’Act Up-Paris, comme son coscénariste, Philippe Mangeot, qui en fut l’un des présidents), d’où la justesse de son regard, le cinéaste a su trouver un rythme, une vivacité dans les dialogues, un lyrisme dénué de romantisme, qui placent son film de plain-pied dans le cinéma, un cinéma intelligent et gorgé d’émotions – certains autres films de la compétition ayant pu faire croire cette union impossible…

Avec, dans une moindre mesure, le Prix du jury accordé à Faute d’amour, d’Andreï Zviaguintsev, ce Grand Prix est le seul motif de réjouissance du piteux palmarès concocté par Pedro Almodóvar et son jury. À propos de la pénible Palme d’or attribuée à The Square, du Suédois Ruben Östlund, l’auteur de Tout sur ma mère a déclaré avoir récompensé une œuvre « politiquement incorrecte ». Une notion dont il faut cependant se méfier, qui a souvent légitimé une pensée réactionnaire.

On ne retirera pas à Ruben Östlund sa capacité à savoir mettre les rieurs de son côté devant l’indigence coupable de la bonne société intellectuelle. En l’occurrence, un directeur de musée d’art contemporain, Christian (Claes Bang), très insuffisant dans son travail autant que dans ses convictions humanistes. Mais tout dans la satire de l’art contemporain est ici usé jusqu’à la corde et d’une lourdeur affligeante. Exemples : Christian ne comprend pas lui-même des propos abscons qu’il a tenus précédemment à propos d’une exposition ; un agent de nettoyage aspire des tas de gravier qui constituaient une œuvre ; une performance se transforme en réelle séance de torture collective (telle est la vraie transgression, n’est-ce pas ?)…

Voilà du cinéma de petit malin n’ayant pas conscience de sa ringardise ni du mépris qu’il conçoit pour son spectateur. Assume-t-il son machisme ? Son personnage féminin (Elisabeth Moss), journaliste américaine, n’a pas la même liberté d’esprit que Christian par rapport à leur nuit passée ensemble, pourtant clairement de circonstance. La jeune femme ne peut s’empêcher de mettre des sentiments dans le sexe et devient un boulet demandant des comptes à son amant d’une fois. Enfin, Ruben Östlund, prétendant dénoncer la peur de Christian envers les « classes dangereuses », tient lui-même les pauvres à la périphérie de son film, sur un pas de porte ou sous les traits d’un jeune garçon revendicatif et déplaisant.

« Voici un vrai film de droite », s’exclame Le Figaro au lendemain de la remise de la palme, qui pour l’occasion voit juste. Plus encore : The Square est le produit d’un cynisme bien de notre époque. Il se complaît dans le moisi tout en prenant les atours d’une charge ironique contre l’hypocrisie et l’imposture. Dans le genre, Le Redoutable, de Michel Hazanavicius, farce triste contre Godard, est son semblable (voir ici).

À travers plusieurs prix, le palmarès distingue un type de films dont la compétition est trop friande : l’œuvre imposante, à la mise en scène ostentatoire, dont l’action a pour ressort de brutaux affects qui appellent le sang. You Were Never Really Here, de Lynne Ramsay, prix du scénario ex aequo, avec pour comédien principal Joaquin Phœnix (acteur formidable par ailleurs), récompensé par le prix d’interprétation masculine, est de ceux-là.Traumatisé par les violences que faisait subir son père à sa mère, John est devenu un justicier d’une rare violence, qui sauve les petites filles des mains des pédophiles. Les scènes du trauma initial se mêlent aux séquences contemporaines aspergées d’hémoglobine. Pour bien signifier que John est un peu dérangé, il tue les méchants avec un marteau…

Mise à mort du cerf sacré, de Yorgos Lanthimos, qui partage le prix du scénario avec le précédent, est de la même espèce. Il est question ici d’une vengeance que fourbit un garçon envers un chirurgien (Colin Farrell), le tenant pour responsable de la mort de son père au cours d’une opération. Le garçon déploie des pouvoirs maléfiques, qui condamnent à terme toute la famille du médecin (Nicole Kidman interprète l’épouse). La sauvagerie de l’homme civilisé est prête à surgir… Mais n’est pas Kubrick qui veut. La pompeuse vanité de Mise à mort du cerf sacré laisse pantois.

Une place à part, dans cette catégorie, est à faire à In The Fade, de Fatih Akin, dont l’actrice principale, Diane Kruger a reçu le prix d’interprétation féminine. Le cinéaste prend le parti des victimes d’attentats terroristes – une femme a perdu enfant et mari. Soit, mais cela engage des responsabilités dont il semble se moquer comme d’une guigne. Afin de pouvoir prolonger son scénario et mettre en scène la vengeance de cette femme, Fatih Akin décide en toute légèreté que le procès des néonazis responsables de l’attentat débouche sur leur acquittement. Comme il le reconnaît benoîtement dans le dossier de presse : « Dramatiquement, cela ouvrait la voie à une troisième partie du récit. » On ne saura rien des raisons pour lesquelles la justice et la police allemandes ont failli. Oubliant soudain le réalisme qu’il respectait jusque-là, le cinéaste ignore la vraisemblance pour manipuler les affects, qui sont en l’occurrence extrêmement sensibles. Au cinéma, la démagogie peut ne pas avoir de limite.

Antidote à ces plats indigestes : le polar sec comme un coup de trique de Josh et Benny Safdie. Vif, alerte, Good Time n’est pas pour autant dénué d’un regard sur la société américaine des laissés-pour-compte (lire ici). Mais Pedro Almodóvar, qui aurait pu y retrouver le parfum de liberté de ses premiers films, n’y a pas été sensible. Dommage.

Ce palmarès, auquel il faut ajouter le prix de la mise en scène décerné au film décoratif de Sofia Coppola, Les Proies, et le prix anecdotique du 70e anniversaire du festival attribué à Nicole Kidman, est finalement représentatif de la compétition. Outre 120 Battements par minute, Faute d’amour et Good Time, Okja_, de Bong Joon-ho, Le Jour d’après, de Hong Sang-soo, et Rodin_, de Jacques Doillon, y surnageaient, quand deux cinéastes importants se sont révélés un peu moins en forme que d’habitude : Todd Haynes, avec Wonderstruck, et Naomi Kawase, avec Hikari.

D’autres sélections contenaient leurs pépites. Notamment Makala_, d’Emmanuel Gras, qui a reçu le Grand Prix de la Semaine de la critique. Splendide documentaire sur un villageois fabriquant du charbon de bois et le transportant à la ville sur son vélo, en République démocratique du Congo.

Deux objets étranges et emballants à la Quinzaine des réalisateurs (outre L’Amant d’un jour, de Philippe Garrel, lire ici) : _Jeannette, de Bruno Dumont, et A Fábrica de Nada, de Pedro Pinho. À Un certain regard : L’Atelier, de Laurent Cantet, et Jeune Femme, le premier film de Léonor Serraille, lauréat de la Caméra d’or. Enfin, dans la programmation de l’Acid, Sans adieu, de Christophe Agou et L’Assemblée_, de Mariana Otero . Tous films sur lesquels nous aurons plaisir à revenir au moment de leur sortie.

Culture
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