Entre syndicats et FN, la guerre est déclarée

La montée du Front national s’observe aussi sur le terrain syndical, tablant sur un discours social et une stratégie d’entrisme au sein des organisations. Face à cela, la lutte s’organise.

Nadia Sweeny  • 3 mai 2017 abonné·es
Entre syndicats et FN, la guerre est déclarée
© photo : FRANCOIS LO PRESTI/AFP

S écurité sociale, minimum vieillesse, accès au service public, augmentation du Smic… Ils ont repris toutes nos revendications ! », s’insurge Nadine, militante CGT, infirmière à l’hôpital public, brandissant les 144 engagements de Marine Le Pen pour la présidentielle.

Comme Nadine, une quarantaine de militants CGT sont venus ce jeudi 13 avril à la Bourse du travail toulonnaise participer à une journée thématique organisée par la CGT, autour des dangers de l’extrême droite. Pascal Debay, en charge de la commission anti-extrême droite au sein du syndicat, est venu prêter main-forte à Olivier Masini, responsable de l’Union départementale du Var, où « le terreau de l’extrême droite s’enrichit ». Sept heures de débat, autour de documentaires sur l’histoire du mouvement ouvrier et d’analyses de la communication du Front national (FN). À Toulon, ville frontiste de 1995 à 2001, les militants, déstabilisés par le discours social du FN, apprécient : « On est venus chercher des arguments parce qu’on est confrontés tous les jours à des gens qui votent FN, même dans nos familles, témoigne une salariée des services sociaux toulonnais. On n’a pas toujours les bonnes réponses. » Des fiches thématiques sont distribuées sur le travail, le pouvoir d’achat, la fiscalité, l’immigration, la protection sociale, etc. : une valise d’armes intellectuelles, élaborée en collaboration avec d’autres syndicats.

Depuis 2013, ils sont six – FSU, CGT, Solidaires, Unef, UNL, FIDL – à se réunir régulièrement au sein de l’intersyndicale « Uni(e) s contre l’extrême droite ». « Nous avons lancé cette initiative dans le prolongement de l’appel de 2011 », se souvient Stéphane Tassel, professeur dans l’enseignement supérieur et représentant de la FSU. Cet appel invitait les structures syndicales à « former leurs militants » et à « dénoncer, sans relâche, auprès des adhérents et des salariés, le caractère mensonger et nocif de l’offre politique de l’extrême droite ». Un engagement de terrain, qui s’appuie sur les travaux de l’association Vigilance initiatives syndicales antifascistes (Visa), laquelle analyse depuis 1996 « les incursions de l’extrême droite sur le terrain social ».

Pour les syndicats, l’enjeu est double : contrer la montée du FN dans le monde salarié, mais aussi au cœur de ses rangs. Si, globalement, les personnes proches d’un syndicat votent toujours moins FN que le reste de la population, force est de constater que, chez certains, ce nombre augmente. Au premier tour de la présidentielle, 15 % de sympathisants CGT déclarent avoir voté FN, alors qu’ils n’étaient que 9 % en 2012. Sur le terrain, les tensions sont palpables. Lorsque Gérard, de Draguignan, a tenté de diffuser le tract anti-extrême droite dans l’union locale voisine, « des camarades ont dit : “Je suis à la CGT et je vote FN, pour moi c’est la même chose !” _; du coup, un autre a claqué la porte en criant :_ “Je ne mange pas avec des fachos !” ».

Exacerbés par l’élection présidentielle, ces troubles poussent les responsables à clarifier leurs positions. « Certains ne voient pas de paradoxe à être à la CGT et à voter FN, s’étonne Olivier Masini. Il faut entamer un dialogue, parfois c’est simplement de la colère mal placée. Mais, en parallèle, nous devons être plus clairs sur nos valeurs fondamentales : la solidarité, la lutte contre le racisme et la xénophobie. » Quitte, parfois, à perdre des adhérents. « Une salariée voulait s’engager, mais rapidement elle a commencé à parler des immigrés qui profitent des aides sociales, rappelle Gérard, décidément bien embarrassé. Je lui ai tendu un livre sur les idées fausses de l’extrême droite… je ne l’ai plus jamais revue. » Pascal Debay se veut rassurant : « Tu as fait ce qu’il fallait ! »

Originaire de Moselle, Pascal garde en tête le cas Fabien Engelmann, maire FN de Hayange. Quand cet ancien responsable du syndicat des agents territoriaux de la mairie de Nilvange s’est présenté sur la liste frontiste des cantonales de 2011, la CGT a tenté de le faire exclure. Mais seul le vote de la section peut en décider. Or, Fabien Engelmann a reçu le soutien de 23 des 26 syndicalistes de la mairie de Nilvange, obligeant le comité national fédéral des services publics CGT à voter la désaffiliation de toute la section. « Un électrochoc », se souvient Pascal Debay. « Maintenant, on regarde systématiquement les listes électorales pour vérifier qu’il n’y a pas de militants CGT », déplore Olivier Masini, qui reconnaît, lui aussi, avoir exclu cinq militants inscrits sur des listes frontistes.

Une question récurrente chez les syndicats : « On a eu des problèmes avec les courants d’Alain Soral et de Dieudonné, confirme Frédéric Bodin, en charge, chez Solidaires, de la lutte contre l’extrême droite. En 2002, avant que Dieudonné ne vrille, notre manifestation contre Le Pen était partie de son théâtre de la Main d’or… » Depuis, Solidaires a lancé une « riposte syndicale contre l’extrême droite ». « On a été choqués par la mort de Clément Méric [jeune militant antifasciste, membre de Solidaires-Étudiants, décédé le 5 juin 2013 sous les coups d’un militant nationaliste, NDLR], précise Frédéric. On a manifesté avec 80 organisations et réactivé les réseaux antifascistes historiques. »

Si « l’antifascisme est une tradition du mouvement ouvrier », la montée de l’extrême droite rassemble contre elle sur les valeurs, mais pas toujours sur les méthodes. « Contrairement à la FSU, manifester n’est pas tabou chez nous, affirme Frédéric. À Lyon, la Gay Pride a dû changer d’itinéraire à cause de la présence des identitaires au centre-ville. On ne leur laissera pas la rue ! Mais c’est aussi en gagnant des luttes sociales qu’on sera efficace contre l’extrême droite : il ne faut pas s’arrêter à une condamnation morale. »

Une alliance entre la démarche intellectuelle et celle du terrain. Dans cette veine, l’intersyndicale a créé un « observatoire national » dans les Hauts de France et le Vaucluse – où la présence du FN dans les mairies est importante –, afin d’organiser la défense des salariés territoriaux non frontistes, « placardisés et fliqués »,selon Stéphane Tassel, tout en analysant et en répertoriant les agissements du FN, « en fonction de là où il se trouve ». Dans le Var, pas de grandes usines fermées, pas d’industries en ruine comme dans le Nord, mais une forte présence de fonctionnaires et d’entreprises dépendantes de la base navale. « Dans le secteur de la Défense, on n’a jamais autant morflé que depuis que la gauche est au pouvoir ! », s’insurge Cyril, qui s’alarme de l’omniprésence du parti frontiste autour de lui. « La CGT doit proposer des alternatives : elle a trop voulu se dépolitiser, comme Force ouvrière et l’Unsa. »

Depuis la « charte d’Amiens » de 1906, le mouvement syndical est théoriquement indépendant des partis politiques. « La CGT ne prend pas parti, mais défend des valeurs », affirme pour sa part Pascal Debay. « Nous ne sommes pas hors politique, précise Frédéric Bodin. Mais nous ne sommes pas non plus rabatteurs pour quiconque. » Pour Stéphane Tassel, « le syndicalisme et le FN sont porteurs de transformations sociales, mais nous ne voulons clairement pas de la même société ». Or, cette bataille rend la frontière floue entre engagement syndical et politique.

Les syndicats sont d’ailleurs divisés autour de l’attitude à tenir face au FN, notamment au second tour de la présidentielle. La CFDT et l’Unsa appellent clairement à voter Emmanuel Macron. La CGT, Solidaires et la FSU ont adopté le mot d’ordre : « Pas une voix pour le FN », sans donner de consignes plus claires, alors que Force ouvrière (FO), fidèle à son positionnement historique, ne donne aucune consigne. « Nous nous adressons aux salariés, pas aux citoyens, tout en réaffirmant notre opposition au racisme, à l’antisémitisme et à la xénophobie », argumente Jean-Claude Mailly, secrétaire général de FO, dont 24 % des sympathisants déclarent voter FN. FO refuse de participer à l’intersyndicale lancée par la FSU. « Ce n’est pas en faisant des discours qu’on va changer les choses ! Depuis 2002, on crie au loup au lieu de remettre en cause ce qui mène à cela : les politiques austéritaires », insiste le secrétaire général, niant l’existence d’un entrisme du FN au sein des syndicats. Selon lui, « ça fait vingt ans qu’ils ont abandonné cette logique, chez FO on n’a pas ce problème ».

Cependant, en 2015, Dominique Bourse-Provence, ancien cadre CFDT, a créé le cercle Front syndical : une association dont le but affiché est de « réunir les syndicalistes patriotes […] pour travailler à la jonction entre les propositions économiques du Front national et la défense syndicale », mais aussi pour « agir contre l’ostracisme de certaines centrales syndicales », se plaignant des expulsions. Sur Internet, Dominique Bourse-Provence se vante de la présence de trois cadres CFTC, CGT et FO – dont un « d’envergure nationale » – ainsi que de syndicalistes de « la base ». Et « il y en aura d’autres », prévient-il.

« Le FN a fait une OPA sur le secrétaire départemental FO du Loir-et-Cher », s’insurge un syndiqué, proche de la gauche. « Celui-ci a essayé de me renvoyer, prétendant que FO ne représente pas les chômeurs ! Il ramène des gens du FN et utilise la position de FO pour exister en son sein. » À la fédération nationale, on dit ne pas avoir entendu parler de cette affaire. Pourtant, « j’ai effectivement signalé des rapprochements étranges que l’on peut constater en lisant simplement le journal du coin », confirme le responsable syndical local, « le FN développe une stratégie d’entrisme chez tous les syndicats ». D’autant que le parti frontiste se déplace là où d’autres ne vont plus : devant les entreprises en difficulté. Sur le blog du FN41, Michel Chassier, conseiller régional de Loir-et-Cher et conseiller municipal de Blois, se vante d’être le seul à s’être déplacé pour soutenir des salariés en grève. Il se félicite du vote frontiste des militants FO, concluant : « Le slogan FO “Produisons en France” sera excellent quand il sera complété par “avec des Français”. Encore un effort, camarade ! » La guerre des tranchées syndicales est bel et bien déclarée. a

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