Des calamités pas si naturelles

Alors que des études montrent que le dérèglement climatique augmente le potentiel de destruction des ouragans, le gouvernement est critiqué pour l’impréparation de Saint-Martin face à Irma.

Patrick Piro  • 13 septembre 2017 abonné·es
Des calamités pas si naturelles
© photo : Jose ROMERO / NOAA/RAMMB / AFP

Au moins trente morts dans les Caraïbes et en Floride, des centaines de blessés, des millions de personnes évacuées, notamment avec le gigantesque exode décrété par le gouverneur de Floride, des dégâts estimés à 120 milliards de dollars : le bilan prévisionnel de l’ouragan Irma, qui a frappé la région à partir du 6 septembre, le classe parmi les plus dévastateurs de ces dernières années. Pour autant, d’une certaine manière, le pire n’a pas eu lieu : les prévisionnistes frémissaient à la perspective que le phénomène puisse frapper Haïti, l’une des populations les plus pauvres de la planète, bien plus démunie en termes de moyens d’information et de prévention que les îles des Antilles françaises.

Car Irma cumule les superlatifs. Avec des vents à plus de 300 km/h, il rivalise avec Allen (1980) pour le record historique de violence. Le cyclone est resté pendant plus de trente-trois heures en catégorie 5 (la plus élevée sur l’échelle d’intensité de Saffir-Simpson), un record absolu depuis que les satellites observent ces phénomènes. Une « catastrophe naturelle sans précédent », déplorait le Premier ministre, Édouard Philippe, après le passage du monstre sur les îles de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy.

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Aux États-unis, l’impossible prise de conscience

Les inondations provoquées par l’ouragan Harvey puis par le passage d’Irma, moins de deux semaines après, n’ont pas manqué de relancer aux États-Unis la dénonciation du ­climato-scepticisme de Donald Trump. Mais, si le Président s’est hâté de rendre visite aux sinistrés, il n’est pas question de revirement. Scott Pruitt, administrateur de l’EPA (ministère de l’Environnement), a répliqué que l’heure n’était pas aux questions sur la cause des ouragans, mais à « l’accès à l’eau potable et au carburant pour les populations affectées ». Dans le même temps, le journaliste conservateur Rush Limbaugh se répand sur une conspiration du business, qui ferait croire au réchauffement pour vendre de l’eau et des batteries. Et l’éditorialiste Ann Coulter ne croit pas « que Harvey soit une punition de Dieu sur Houston pour avoir élu une maire lesbienne, mais [que] l’explication est plus crédible que d’invoquer le “dérèglement climatique” ».
Catastrophe « naturelle » : le qualificatif ne manque pas d’irriter l’oreille. Car il est aujourd’hui acquis que le dérèglement climatique joue un rôle dans la mécanique des cyclones [1], selon des travaux scientifiques dont le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) fait état dans ses rapports. Même si les chercheurs ne peuvent encore apporter de réponse fiable à la question emblématique : le réchauffement est-il responsable de la genèse d’Irma ?

« Face à ces événements rares, nous manquons de preuves, reconnaît Hervé Le Treut, directeur de l’Institut Pierre-Simon Laplace (IPSL). Faute d’une compréhension scientifique suffisante, et en raison de séries statistiques trop faibles, il n’est pas possible d’affirmer que la formation de tel ou tel cyclone est la conséquence directe du dérèglement climatique. »

Certes, en Europe et aux États-Unis, des études récentes ont permis d’attribuer au dérèglement climatique quelques épisodes météorologiques locaux « tels que les pluies diluviennes qui ont fait déborder la Tamise lors de l’hiver 2014 », indique Pascal Yiou, directeur de recherche au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE). Mais, dans les zones tropicales, où sévissent les cyclones, on manque de données : les mesures sont plus difficiles (les instruments sont souvent détruits par les vents), les phénomènes se déploient sur de très vastes étendues, ils ne persistent que quelques dizaines d’heures, et les satellites n’accumulent des observations que depuis la fin des années 1970.

Ainsi, on ne décèle actuellement pas de tendance à l’augmentation de la fréquence des cyclones à vitesse de vent supérieure à 120 km/h – une dizaine par an. Cependant, leurs trajectoires ont nettement évolué : dans l’Atlantique, elles ont migré en moyenne de plus de 150 km vers le nord en une décennie. L’explication se trouve probablement dans l’océan. Entre autres conditions, les cyclones naissent au-dessus de zones marines dont les eaux dépassent 24 °C. Dans le cas d’Irma, on a relevé des températures de 28 °C à 30 °C sur plusieurs dizaines de mètres d’épaisseur. Le réchauffement pourrait donc permettre aux cyclones de prolonger leur parcours vers des latitudes de plus en plus septentrionales.

Influence encore plus probable : la hausse des températures tend à augmenter l’intensité des pluies torrentielles que les cyclones lâchent dans leur sillage. Chaque degré supplémentaire dans l’air accroît sa teneur en humidité de 7 %. Et quand la vapeur d’eau se condense en pluie, elle libère de la chaleur, ce qui contribue à entretenir le phénomène. Ce phénomène explique l’exceptionnel déluge qui s’est abattu sur Houston quand l’ouragan Harvey a stationné sur la région fin août.

La climatologue Valérie Masson-Delmotte, coprésidente d’un groupe de travail du Giec, cite les résultats concordants de deux équipes (l’une japonaise, l’autre européenne) qui ont simulé, indépendamment, les conditions ayant présidé à la formation des énormes cyclones Haiyan (plus de 8 000 morts et disparus aux Philippines en 2013) et Sandy, parvenu jusqu’à New York en 2012. « Conclusion : les anomalies de température en surface de l’océan ont fortement influencé la puissance des phénomènes, elles sont déterminantes en particulier sur la vitesse des vents quand ils ont touché la terre. »

Autrement dit : s’il n’est pas acquis que certains cyclones trouvent leur origine dans le dérèglement climatique, le réchauffement en accroît probablement le potentiel destructeur. Autre impact indubitable : la hausse du niveau des mers provoquée par l’augmentation des températures (fonte des glaces et dilatation de l’eau) renforce le potentiel de submersion côtière des houles de tempête. « On observe déjà partout dans le monde le dépassement des niveaux extrêmes, relève Valérie Masson-Delmotte. La communauté scientifique développe actuellement des méthodes qui pourraient permettre d’attribuer aux activités humaines une fraction de la capacité destructive de ce type de phénomènes. »

Mais attention aux faux débats, prévient Hervé Le Treut. « Que les autorités ne se dédouanent pas en raison d’un manque de preuves ! Car celles-ci ne seront disponibles qu’avec retard, alors que le réchauffement peut faire évoluer les cyclones bien avant. La vraie question, c’est le risque : que les activités humaines puissent renforcer les ouragans ou influer sur leur trajectoire impose une vigilance de plus en plus forte dans les zones exposées. » Et il est bien différent, pour un territoire, de subir trois ou quatre cyclones de classe 5 par siècle plutôt qu’un seul, renchérit Valérie Masson-Delmotte, qui tient à exprimer sa compassion pour les victimes d’Irma. Pour les petites Saint-Barthélemy et Saint-Martin, « c’est passer de “j’existe” à “je n’existe plus” », lance Pascal Yiou.

En 2008, la géographe Virginie Duvat (université de La Rochelle) décrivait le « système du risque » face aux ouragans à Saint-Martin [2] : sa vulnérabilité s’est régulièrement accrue, sous l’effet de mécanismes fréquents sur les territoires délaissés par les métropoles et à faibles ressources économiques. En particulier, Saint-Martin a bénéficié d’avantages fiscaux qui ont permis la prolifération d’infrastructures touristiques, au mépris du risque cyclonique. « Le statut territorial occupe une position centrale dans le retard des politiques de gestion des risques », écrit l’universitaire. Vous avez dit catastrophe « naturelle » ?

[1] Dénommés ouragans dans l’Atlantique nord et typhons dans le Pacifique.

[2] Développement durable et territoires, dossier 11, 2008.

Écologie
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