Montreuil : Dans les eaux troubles de l’usine verte

À Montreuil, des citoyens défient les pouvoirs publics et des géants industriels pour protéger la population à proximité d’une usine vétuste et utilisant des produits dangereux, dont le chrome VI.

Ingrid Merckx  et  Vanina Delmas  • 18 octobre 2017 abonné·es
Montreuil : Dans les eaux troubles de l’usine verte
© photo : Vanina Delmas

Des habitants d’un quartier de Montreuil (Seine-Saint-Denis) interpellent les pouvoirs publics pour faire fermer la Société nouvelle d’eugénisation des métaux (Snem). Située entre trois établissements scolaires, en face d’un centre médical pour autistes, derrière un parc classé Natura 2000 et à proximité du futur collège-internat, l’usine est spécialisée dans le traitement de surface de pièces métalliques destinées à l’aéronautique. Quels produits sont utilisés derrière ces murs recouverts de tôle verte ? Quels risques pour les salariés et la population voisine de cette usine ? Ces questions qui perturbent le quartier, la mairie et les services de l’État depuis septembre se posent depuis plus de dix ans. L’affaire de « l’usine verte » met en évidence un certain nombre de négligences – sinon d’incompétences – et met en cause deux mastodontes de l’industrie : Safran et Airbus. Focus sur les différents chapitres d’une histoire à rebondissements.

Santé

Quand, en 2006, des riverains commencent à s’inquiéter des odeurs et des produits s’échappant de cette usine, personne ne faisait encore de liens avec des maladies déclarées dans le quartier. Onze ans plus tard, au moins trois cas de leucémies ont été recensés : deux pédiatriques et une chez un homme décédé à l’âge de 46 ans. Il y en aurait davantage, ainsi que des cancers, d’après une enquête citoyenne en cours [1], menée par des habitants avec le soutien d’Annie Thébaud-Mony, chercheuse en santé publique et rattachée au Giscop [2]. Comme dans le dossier de l’amiante, celui de l’usine du Comptoir des minéraux et des matières premières (CMMP) d’Aulnay-sous-Bois, ou les cancers pédiatriques de l’école Franklin-Roosevelt de Vincennes construite sur le site de l’ancienne usine chimique Kodak, il s’agit d’un événement sentinelle : un groupe de personnes déclenchant des pathologies et ayant été soumises à une même exposition. « Il ne faudrait pas se focaliser sur les leucémies », soupire Isabelle Borel, médecin généraliste dans le quartier depuis plus de vingt ans. Avec son collègue Thierry Abgrall, qui y exerce depuis près de trente ans, elle n’en a pas détecté plus que la moyenne, ni d’indicateurs de santé témoignant d’une contamination. Elle a été contactée par l’agence régionale de santé (ARS) qui a lancé une étude afin « d’objectiver la fréquence des leucémies pédiatriques dans la commune de Montreuil et d’évaluer la plausibilité d’un lien avec un facteur de risque environnemental ».

« Quand on pense leucémie, on cherche benzène », explique André Cicollela, toxicologue et porte-parole de Réseau environnement santé. Quid des autres produits utilisés à la Snem ? Autres composés volatiles, cyanures totaux, acide fluorhydrique, dioxyde de soufre, ammoniaque, nickel et surtout le chrome VI… Ne chercher que le produit associé à la leucémie est une mauvaise piste : « Les pouvoirs publics continuent à penser “une maladie, une substance”, avec un lien de cause à effet, avertit Annie Thébaud-Mony. Ils s’abritent derrière des raisonnements faux. Surtout face à des cancers qui peuvent avoir plusieurs causes et mettre vingt ou trente ans à se déclencher. Ils disqualifient tous les travaux scientifiques qui, depuis quinze ans, mettent l’accent sur l’exposition d’une population à une source de pollution. Le chrome VI est cancérogène et dangereux, dès la première dose… » Combien de salariés de la Snem seront malades ? Et parmi leurs enfants, puisque la substance est reprotoxique ? Qu’en sera-t-il pour les enfants de l’école, du quartier, et les voisins et travailleurs, en contact avec l’eau des caniveaux, la poussière des squares, la terre des jardins ?

École

Chrome VI : un produit toxique à bannir

Le chrome VI, ou chrome hexavalent, est classé cancérogène (par le Circ), mutagène et reprotoxique. Il pourrait déclencher des pathologies telles que le cancer des poumons, des cavités nasales et des sinus. L’Union des industries des technologies de surface reconnaît essayer de le remplacer depuis quarante ans mais ce serait difficile, « notamment dans l’aéronautique, car lorsque des pièces sont remplacées sur un avion, elles doivent être parfaitement identiques aux originales ». Depuis le 21 septembre, la ­réglementation européenne Reach interdit son utilisation, sauf si une autorisation spécifique a été demandée. C’est ce qu’a fait un consortium composé de 150 entreprises dont… Safran et Airbus ! Dérogation ou passe-droit ? « Comme tous les métaux, le chrome VI n’est pas volatil. Il laisse des traces non dans l’air mais dans l’eau. Il faut s’en débarrasser. Une exemption pour son utilisation est indéfendable », s’indigne André Cicolella, toxicologue et porte-parole de Réseau environnement santé.

Partie des riverains, l’affaire connaît un nouveau rebond juste avant l’été dans le groupe scolaire le plus proche de la Snem : Jules-Ferry. Un élève déclenche une leucémie. En conseil d’école, le directeur pose la question de l’absence de la Snem dans le plan particulier de mise en sureté (PPMS). Les parents d’élèves voient rouge. L’alerte remonte à la FCPE Montreuil, puis de Seine-Saint-Denis. La rentrée scolaire dans l’établissement est menacée. La mairie commande une étude de surveillance de la qualité de l’air à la société Socotec. Les prélèvements réalisés à Jules-Ferry ne portent que sur du benzène. Surtout, ils « n’ont pas été retrouvés ». La Socotec y substitue les résultats du prélèvement effectué à l’école Anne-Frank, moins proche de l’usine. La rentrée a quand même lieu à Jules-Ferry mais avec des manifestations de parents et de riverains. Le 27 septembre, la mobilisation dégénère. Des parents d’élèves subissent des violences policières, deux d’entre eux sont placés en garde à vue 48 heures et doivent comparaître le 6 mars prochain pour « violences sur personne dépositaire de l’autorité publique ». Deux semaines plus tard, deux autres parents subissent des perquisitions et sont « entendus » au commissariat. Intimidations ? Des enseignants ont été blâmés par le rectorat pour leur participation à la mobilisation. Les élèves en récréation ont respiré des gaz lacrymogènes. Et quelques pâtés de maison plus loin, au 138 boulevard de Chanzy, le département finalise la construction d’un collège-internat. Soit sur un site potentiellement pollué.

Justice

L’objectif des parents d’élèves et voisins mobilisés : faire fermer l’usine, dépolluer le site et reclasser les salariés. Quel est le meilleur angle pour attaquer ce dossier ? Me François Lafforgue – du cabinet chargé du dossier amiante – examine la question. Mais la Snem a pris le collectif citoyen de vitesse en portant plainte pour « entrave à la liberté du travail ». Le sous-traitant d’Airbus et de Safran estime que les manifestations ont empêché les salariés de travailler. « On a retardé leur arrivée de cinq minutes maximum », objecte Antoine Peugeot, un père d’élève. « Il faut mener tous les dossiers de front », estime Annie Thébaud-Mony. Les risques planent : faillite de l’usine, enlisement du dossier, épuisement des forces. Sans compter que les institutions se rejettent la responsabilité de la fermeture. Et à qui incombera la dépollution du site ?

Pouvoirs publics

La préfecture joue la carte de la transparence et de l’écoute. Deux études de surveillance de l’air ont été réalisées par le laboratoire central de la préfecture de police : une le 1er août dernier à l’intérieur et aux abords de l’usine, l’autre entre le 30 août et le 1er septembre dans les écoles. Conclusion : « L’air est bon. » Pourquoi aucune analyse sur la qualité de l’eau et des sols ? « Les préfets successifs ont fait ce qu’il fallait dès qu’une plainte s’exprimait », plaide Pierre-André Durand, actuel préfet de Seine-Saint-Denis. Même discours de la mairie : « Les différents rapports ont écarté tout danger immédiat pour les enfants », résume Riva Gherchanoc. Adjointe à la Santé, elle prévient : « Si les demandes de mise en conformité n’ont pas été effectuées mi-novembre, nous demanderons la suspension de l’activité. » Si le maire, Patrice Bessac (PC), n’a découvert le dossier que le 23 juin, les alertes des riverains étaient connues des services municipaux et élus de longue date. En 2011, les habitants du quartier avaient fait appel au laboratoire privé Analytika pour réaliser une étude indépendante. Dominique Voynet, alors maire EELV de la ville, avait apporté le soutien de la ville. Militante mais scientifiquement approximative, l’étude a été retoquée. « Nous étions sur le dos de la Snem et n’avons cessé d’écrire à la préfecture depuis 2010 », assure Catherine Pilon, élue (EELV) du quartier. Le 13 octobre, le collectif citoyen a été reçu par le cabinet du ministre de l’Environnement, Nicolas Hulot, qui lui a garanti un retour dans les trois semaines.

Environnement

Toit en briques affaissé et percé laissant entrer la pluie, seau remplaçant une cheminée et recueillant un résidu jaunâtre, gouttières cassées, cheminées délabrées, cavité dans le mur, cuves de déchets séchant à ciel ouvert… La vétusté de la Snem saute aux yeux. « Elle est potentiellement dangereuse pour l’environnement», avertit Environnement 93, antenne locale de France nature environnement. Un des voisins immédiats de l’usine n’est autre que le parc des Guilands, classé Natura 2000, notamment parce qu’il abrite l’épervier d’Europe et le faucon crécelle, et deux amphibiens. Les produits pouvant ruisseler depuis la Snem menacent son écosystème mais aussi les potagers et jardins du quartier. Les premières photos du camion de Chimirec, chargé de collecter les déchets toxiques de l’usine, ont été prises en 2006 par Nicolas Barrot. Le riverain avait constaté des traces de produits coulant sur le trottoir. « Des salariés sont venus nettoyer vêtus de combinaisons mais en assurant que ça n’était pas dangereux, raconte-t-il. Nous avons attendu plus d’un an pour que le dépotage soit confiné à l’intérieur. » Chimirec n’a pas souhaité commenter. « S’il y a un accident ou une fuite dans l’usine, que se passe-t-il ? », interroge Francis Redon, président d’Environnement 93 qui certifie que le sujet sera sur la table du prochain conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques, début novembre.

Les salariés

Derrière la tôle verte, les conditions de travail de la quinzaine de salariés semblent catastrophiques. En 2013, la CGT interpellait déjà le PDG avec l’opération « Un parapluie pour la Snem ». Mais, depuis ? « Il a fallu que l’inspecteur du travail intervienne en septembre 2017 pour imposer le port de masques couvrants, signale Patrick Dupuits, délégué de l’union locale Solidaires. Les bains de chrome VI ne sont capotés que depuis trois mois ! » En interne, la fronde passe mal. Trois salariés sont visés par des sanctions disciplinaires, l’un a déjà passé son entretien préalable au licenciement. La Snem est longtemps restée sous direction « fantôme ». Cet été, elle est passée sous administration judiciaire. En septembre, un nouveau directeur général a opportunément été nommé. Étienne Hubert, ex-consultant pour la Snem, a accepté la mission suivante : « sortir l’entreprise de l’embarras ». Malgré « une bonne santé financière, c’est une période un peu creuse », accepte-t-il de confier. La production serait passée d’une moyenne annuelle de 55 000 pièces traitées au début des années 2010 à 15 000 aujourd’hui, selon le syndicat Solidaires, qui craint une liquidation. « Si cela arrive, nous voulons que les donneurs d’ordre, notamment Airbus, soient impliqués… » L’enjeu : l’indemnisation des problèmes de santé des salariés.

Urbanisme

Situé dans la banlieue est de Paris, Montreuil incarne une partie de l’histoire industrielle hexagonale. Le site actuel de la Snem est occupé par des usines depuis 1928. À partir des années 1970, la politique nationale de désindustrialisation a laissé des quartiers vides, propices à l’installation de nouvelles populations. Des usines ont survécu sans forcément que les sols aient été décontaminés. « La Snem est le symptôme d’un tissu industriel en déliquescence, constate Christine, membre du collectif citoyen. Esquiver la fermeture ne serait-il pas une tactique pour éviter une jurisprudence ? » « Le démantèlement, l’assainissement et le suivi d’un ex-atelier de traitement de surface de métaux de la taille de la Snem revient en moyenne à 500 000 euros si l’opération est partielle et différée, et à 3 millions d’euros si elle est complète et intègre la dépollution des eaux souterraines », estime l’association Robins des bois. Combien d’autres sites de ce type à Montreuil ? Et en France ? L’association mène une enquête depuis 2016 pour dévoiler la liste des établissements scolaires construits à proximité d’usines potentiellement toxiques. Sans compter les usines fermées qui continuent à déverser les polluants restant dans les rues, les collines, les rivières…

[1] collectetemoignages@gmail.com

[2] Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle.

Écologie
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