Eugene Richards : Dans les marges de l’Amérique

La Grande Arche du photojournalisme présente une rétrospective Eugene Richards, fixant trois décennies d’une humanité en souffrance.

Jean-Claude Renard  • 20 décembre 2017 abonné·es
Eugene Richards : Dans les marges de l’Amérique
photo : Mineral, Illinois, 2008. Dusty Hill, militaire, a perdu ses deux mains et un œil dans une explosion en Irak.
© Eugène Richards

Dans la communauté noire de Mount Calver, dans l’Arkansas, le pasteur d’une église baptiste maintient droite une croix en carton, encadré par deux hommes aveugles, le corps partagé entre l’ombre et la lumière, sous un auvent. À New York, un couple d’aveugles, là encore, est saisi en gros plan, des larmes perlant sur leur visage. Dans la cour de promenade d’un hôpital psychiatrique pénitentiaire de l’Ohio, intégré à un programme de zoothérapie, un chevreuil trottine à côté d’un prisonnier qui se fait appeler « Tueur » pour impressionner ses codétenus. À Brooklyn, une jeune femme grimace, serrant entre ses dents une seringue avant de s’injecter une dose de cocaïne…

Toujours à Brooklyn, à un coin de rue, sous le pont de Manhattan, aux pieds d’une signalétique urbaine, c’est une vieille dame qui se rafraîchit dans une pataugeoire tandis que sa petite-fille s’amuse à asperger de l’eau alentour avec une casserole. Un instant magique dans la photographie d’Eugene Richards, de grâce et de légèreté. Sinon, ça ne rigole guère dans les chaumières, ou très rarement devant son objectif. Parti pris que l’on observe dans cette rétrospective exposée à la Grande Arche du photojournalisme, proposée par Jean-François Leroy, également patron du festival « Visa pour l’image » de Perpignan. Une rétrospective livrant plus de trois décennies de photographies, avec cent soixante clichés.

Tout commence en 1969, dans le Massachusetts, où Eugene Richards a grandi entre une mère femme de ménage et un père docker. Tout juste majeur, il a entamé des études de journalisme et de littérature anglaise avant de s’initier à la photographie sous la houlette de Minor White, photographe d’art. Refusant d’effectuer son service militaire – obligatoire –, il choisit de rejoindre les forces civiles de Vista, un programme de lutte contre la pauvreté aux États-Unis. Affecté dans l’Arkansas, il découvre une communauté noire pauvre, méprisée, bafouée, harcelée.

Avec d’autres bénévoles, Richards ouvre un centre de services sociaux de proximité, crée aussi un journal local, Many Voices. Quand il a un peu de temps, il se met à la photo. Travailleur social auprès des plus démunis, il est confronté aux brutalités, aux violences, aux injustices. Il n’en sortira jamais. Du moins, son objectif ne cessera jamais de se tourner vers une humanité en souffrance, les déclassés, marginaux, refoulés ou rejetés, laissés pour compte, en sursis, crevards et crevés, démolis, asphyxiés, écartelés entre l’oppression et la pression. Loin du rêve américain.

Dans les années 1970, Eugene Richards se plonge dans le quotidien des toxicomanes, cadrant des scènes fortes, terrifiantes, témoignant de l’échec des luttes contre la drogue. Plus tard, il pointe son appareil sur le sort des handicapés mentaux dans les hôpitaux psychiatriques, puis sur les criminels dans un établissement psychiatrique pénitentiaire. Quand il se rapproche de son sujet, mélancolie et tristesse gagnent du terrain. Ce qui donne une série sur le cancer du sein de sa femme, rongée par la maladie, ou sur les adolescents déjà parents, une autre sur Dorchester, le quartier de son enfance à Boston, délabré et menaçant, une autre encore sur les ravages de la guerre en Irak, dans les années 2000, portraiturant des soldats aux gueules cassées, blessés, amochés, estropiés. Dans l’empathie toujours, une foi humaniste.

Ce n’est pas seulement l’Amérique d’Eugene Richards. C’est aussi une réalité de l’Amérique – qui lui a été reprochée, l’accusant de noircir le tableau. Un voyage photographique avec ses humbles et ses victimes, pantins fragiles, ses enfermés dans la mouise et la mistoufle, leurs handicaps, leurs épreuves dans un antre sauvage, qui traînent une misère résolument accrochée à leurs guenilles, morales, physiques, sociales. Une misère vautrée, douloureuse, infligée par l’universelle vacherie.

Eugene Richards, La Course du temps, La Grande Arche du photojournalisme, La Défense, jusqu’au 10 janvier.

Culture
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