Sécurité privée : Des vigiles en danger

Tandis que le chiffre d’affaires du secteur grimpe, particulièrement depuis les attentats de 2015, les conditions de travail des agents de sécurité privée ne cessent de se dégrader.

Hugo Boursier  • 20 décembre 2017 abonné·es
Sécurité privée : Des vigiles en danger
Un agent de sécurité circule dans la fanzone à Lille, le 9 juin, la veille de l’Euro 2016.
© PHILIPPE HUGUEN/AFP

Assis à son bureau, Alain Barougier peine à finir une phrase sans être coupé par la sonnerie de son téléphone. Le juriste à la retraite collabore avec l’Union nationale des syndicats autonomes (Unsa). Il aide les agents de sécurité privée dans leur lutte pour faire valoir leurs droits. Et ils sont nombreux à le solliciter. « En moyenne, je traite au moins cinq dossiers par jour », explique-t-il, avant qu’un agent ne l’appelle pour obtenir des conseils sur sa situation. « Depuis 2015, ça n’arrête jamais. Les conditions se dégradent toujours plus. On dirait qu’il n’y a plus de règle. »

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En cette fin décembre, la Fédération prévention-sécurité de ce syndicat est très occupée. Depuis six mois, elle peaufine une vaste enquête interne sur les conditions de travail des agents de sécurité privée de la division « Paris » de Securitas. Cinq sites d’Île-de-France sont concernés. Ils réunissent 1 300 agents. Et les résultats sont alarmants. Ils ont même surpris l’Unsa, qui ne s’attendait pas à un « système aussi extrême », selon une source qui a participé à l’étude. Securitas, c’est l’entreprise qui détient le chiffre d’affaires le plus important dans le secteur. En 2016, il s’élève à 541 millions d’euros, soit 100 millions de plus qu’en 2013. Une somme colossale. Par comparaison, il est environ deux fois plus élevé que celui de la Brink’s, la société spécialisée dans le transport de fonds, qui arrive à la deuxième place de ce classement.

Karim* travaille en région parisienne « Je suis agent de sécurité depuis une dizaine d’années. Pendant deux ans, j’ai dû travailler jour et nuit, avec des plannings qui changeaient tout le temps. Normalement, l’employeur doit le donner au minimum sept jours avant. Ça n’arrive jamais, tout comme le repos obligatoire. J’ai travaillé quatre semaines sur un site prestigieux qui dégageait une odeur toxique très forte. Tout le personnel avait été évacué, sauf les agents de sécurité. Une nuit, à 4 heures du matin, j’étais incapable de continuer tellement l’air était irrespirable. Ils m’ont reproché de ne pas avoir fait la ronde. J’ai reçu un avertissement. » Freddie* était agent de sécurité à Marseille « Un jour, nous avons reçu une consigne écrite venant de la direction. Elle nous demandait de remplacer le personnel qui gère les entrées à l’accueil quand il était en pause. Ce n’était pas dans notre contrat : nous étions en charge de la sécurité incendie. L’accumulation de tâches est très courante dans notre secteur, mais il n’y a jamais de retour positif de la part de la direction. C’est un vrai manque de considération. J’ai trouvé un cadavre, aussi, pendant ma ronde, un soir. C’était un SDF. Il avait mon âge, la vingtaine. Le collègue qui m’accompagnait était en état de choc, il est parti en courant. Je l’ai notifié sur la main courante, mais la direction n’en a rien à foutre. Elle n’a jamais proposé de suivi psychologique. » [*] Les prénoms ont été changés.
Quatre éléments ont attiré l’attention du syndicat : la durée maximale de travail quotidienne, celle rapportée à la semaine, ainsi que le repos obligatoire respectif à ces deux durées (11 heures entre chaque prestation, et au moins un jour par semaine). Et la plainte, déposée au tribunal de police de Paris au début du mois de décembre, que Politis a pu consulter, est lourde, au sens premier du terme, tellement les pièces qui l’accompagnent sont nombreuses. Le syndicat comptabilise, sur une période d’un an, 455 infractions présumées sur la durée maximale de travail quotidien, 198 sur la durée hebdomadaire, 376 sur le repos quotidien obligatoire, et 6 sur le repos hebdomadaire.

En clair : certains agents ont travaillé 17 heures d’affilée, debout et sans pause, d’autres presque 70 heures en une semaine, avec des interruptions inférieures à celles inscrites dans la loi. Par exemple, un salarié, en poste dans la zone Paris-Nord, ne bénéficie pas d’un repos journalier suffisant. Il est ainsi chaque jour victime d’une éventuelle infraction. Résultat : en un an, c’est 183 fois que ses droits ne sont pas respectés.

Sur les tableaux qui répertorient les noms des agents concernés, les durées de travail quotidien à deux chiffres s’enchaînent et donnent le tournis. En tout, le syndicat dénombre 1 035 situations litigieuses qui toucheraient 275 agents privés. Soit le quart des effectifs de Securitas-Paris. Certains sites sont prestigieux : France Télévisions, TF1, Natixis, HSBC. Les agents peuvent-ils encore assurer la sécurité d’un lieu avec autant de fatigue physique cumulée ? Sur le site Paris Média, une subdivision sectorielle de Securitas qui intègre d’importantes rédactions de presse avec plusieurs centaines d’agents, le syndicat, en analysant les plannings des salariés, a relevé presque 200 infractions présumées, dont 105 concernent un dépassement de la durée maximale journalière. C’est le site de Natixis, à deux pas du ministère de l’Économie, à Paris, qui concentre le plus de griefs : 241 pour 50 salariés. « Nos démarches en justice ne concernent pour l’instant que Securitas. Mais une des spécificités du secteur de la sécurité privée, c’est que l’agent travaille toujours chez le client. C’est aussi ce dernier qui participe à l’élaboration du planning du prestataire qui vient assurer la sécurité sur son site. Le client a donc une part de responsabilité dans ce système. »

La direction a été mise au courant dès juin 2017, lors d’un comité d’entreprise (CE), selon les comptes rendus que Politis a pu consulter. Il est en effet indiqué que « des dispositions du code du travail, de la convention collective et des accords d’entreprise ne sont pas respectées quant à la durée du travail, du temps de repos, de l’amplitude journalière ». La direction botte en touche, indiquant qu’elle ne peut pas répondre, faute de cas précis. « C’est elle qui rédige les contrats et les plannings. Comment peut-elle être aveugle vis-à-vis de ce qu’elle signe ? », s’interroge un des syndicalistes ayant pris part au dossier. Idem lors d’une réunion extraordinaire du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui s’est tenu trois mois plus tard, en septembre. Face à « un phénomène global de forte dégradation des conditions de travail », et malgré « l’immense inquiétude des salariés en souffrance avec le management » formulée par l’un de ses membres, la direction rétorque que « l’ensemble des salariés n’encoure pas de risque ».

Une source interne au CHSCT estime, elle, que les centaines d’accidents du travail qui ont lieu chaque année sont en lien avec les dépassements d’horaires constatés. Elle les a même compilés dans des tableaux qui figurent dans le dossier envoyé à la justice. Le suicide d’un agent sur son lieu de travail, à la tour Kupka de La Défense, hante tous les esprits. Adhérent à l’Unsa et salarié de Securitas, l’homme était en procédure judiciaire aux prud’hommes : il dénonçait, à l’époque, de mauvaises conditions de travail et une forte pression au regard de son engagement syndical. C’est dans ce même quartier d’affaires que des centaines d’agents s’étaient réunis, en septembre 2016, pour dénoncer eux aussi leurs conditions de travail. Une mobilisation plutôt rare dans ce secteur, les salariés étant rompus à travailler en évitant de se plaindre.

Car, au-delà du cas de Securitas [1], les agents de sociétés de sécurité privée subissent de manière générale les conditions de travail dégradées d’un secteur en pleine expansion, surtout depuis les attentats de 2015. Il est aussi atomisé : les 36 plus grandes entreprises représentent presque la moitié du chiffre d’affaires, mais il existe plus de 3 000 sociétés de ce type en France. Et les retombées économiques sont impressionnantes : le chiffre d’affaires du secteur a bondi de 15,5 % depuis la période post-attentats, selon l’étude de l’Observatoire des métiers de la prévention et de la sécurité parue en septembre 2017 [2]. Et les clients – que l’on appelle les « donneurs d’ordre » – se sont diversifiés. « Le pic des attentats a fait que les agents ont été déployés massivement à la demande de nouveaux clients, de la petite municipalité aux centres commerciaux. Sauf que personne ne s’inquiète de l’adaptation du salarié », note Alain Bouteloux, secrétaire fédéral de FO au sein de la fédération sécurité. Avec une demande de rigueur et d’exigence toujours plus forte, les agents sont sous une pression constante. « Il y a de plus en plus de choses à faire », déplore-t-il. C’est le phénomène de la double casquette.

Car, en plus de leur activité de sécurité, notifiée sur leur contrat de travail, les agents sont très régulièrement amenés à effectuer des tâches supplémentaires. « À partir de 2015, les agents qui faisaient de l’arrière-caisse devaient en plus filtrer le flux d’arrivées à l’entrée du magasin. Ce qui est un travail supplémentaire. » Est-il bien réalisé ? Pas vraiment. « S’ils le faisaient efficacement, ils devraient vérifier pendant un certain temps chaque personne entrante. Or, cela ralentirait le chaland dans la zone de vente. Le client estime donc que c’est contre-productif, et préfère faire de l’entre-deux, quitte à ne plus assurer la sécurité. »

Pascal Chasson, délégué du personnel pour une société privée et syndiqué à SUD-Sécurité, se souvient : « Nous avons mené une action ce mois-ci pour un salarié qui travaillait dans la tour Oxygène, à Lyon. Il restait pendant douze heures d’affilée sans pouvoir s’asseoir. Nous avons exigé qu’il obtienne un siège “assis-debout”, juste pour pouvoir se soulager quelques instants. L’employeur a refusé parce que cela dégraderait l’image de marque du lieu. »

Le piquet de grève est aussi difficile à tenir dans la sécurité privée. Tout d’abord parce que le turn-over est extrêmement fort. Pas moins de 20 % des salariés restent moins d’un an dans une entreprise, toujours selon l’étude de l’Observatoire. Sept contrats sur dix sont des CDD, prolongés à maintes reprises. Et les salariés avec ancienneté, qui pourraient conseiller et avertir les nouveaux venus sur leurs droits, peuvent être rapidement congédiés. Alain Barougier raconte : « J’ai eu de nombreux cas où l’employeur poussait à la faute des agents qui étaient là depuis longtemps. Cela passe par des changements de planning du jour au lendemain pour contraindre le salarié à refuser, ou bien à le déplacer sur un site extrêmement éloigné de son domicile. » La demande est telle que l’employeur n’aura aucun mal à embaucher un agent plus jeune, et à réaliser des économies sur les charges patronales. « À la moindre erreur, vous êtes immédiatement mis au placard. Tous les trois mois, il y a aussi un audit de sécurité pour voir si tout a été fait de manière optimale. Si votre évaluation n’est pas bonne, votre manager vous pousse vers la sortie », explique-t-il.

La précarisation du secteur se nourrit donc de causes multiples. « C’est une vraie pieuvre », assène Saïd Benfriha, agent dans une PME marseillaise et délégué du personnel syndiqué à la CGT, qui « déconseille ce milieu aux jeunes ». Pourtant, il y a une volonté de la part des employeurs et du gouvernement de professionnaliser le milieu de la sécurité privée. Ainsi, la loi de février 2017 [3] oblige les agents à renouveler leur carte tous les cinq ans par le biais d’une formation d’une trentaine d’heures : le « maintien des acquis de compétence » (MAC). Mais, là encore, la logique du moindre coût prime. Pendant de longs mois, le MAC était à la charge du salarié, lequel devait soit la payer dans sa totalité, soit la faire durant ses congés payés. « Prosegur, la quatrième entreprise la plus puissante du marché, obligeait même le salarié à rester douze mois dans l’entreprise, sinon il devait rembourser la formation », s’insurge Saïd Benfriha. Après plusieurs mois de lutte syndicale, l’employeur a finalement accepté de régler le coût de la formation. De toute façon, les agents n’auraient pas pu assumer la facture : 40 % d’entre eux se situent aux deux premiers échelons de la grille des salaires, soit quarante euros de plus que le Smic brut. Pour preuve, une des caractéristiques du secteur, c’est le cumul des emplois. « Deux, voire trois par semaine, chez plusieurs employeurs », ajoute Saïd Benfriha. Quelle est la limite si le code du travail n’est pas respecté ? Alain Bouteloux n’a pas la réponse. En revanche, ce qu’il sait, c’est que l’on est « au taquet du pire », prévient-il, inquiet.

[1] Contactée le 15 décembre, la direction de Securitas n’a pas donné suite à nos questions.

[2] Étude de l’Observatoire des métiers de la prévention et de la sécurité, septembre 2017.

[3] Arrêté du 27 février 2017, relatif à la formation des agents de recherches privées.

Police / Justice
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