Hôpital : « Entre le marteau et l’enclume »

Cadre et interne à l’hôpital, Céline et Sabrina témoignent de la dégradation des conditions d’exercice de leur métier.

Ingrid Merckx  • 31 janvier 2018 abonné·es
Hôpital : « Entre le marteau et l’enclume »
© photo : AMELIE-BENOIST/AFP

Elles sont tous les jours auprès des personnels, des patients et de leurs familles. Elles ne veulent plus être traitées ni traiter les autres comme des machines. Elles veulent que les effectifs collent à la charge de travail et que le temps passé auprès des malades ne rétrécisse pas comme peau de chagrin. Elles veulent retrouver le sens du métier qu’elles ont choisi pour sa dimension humaine.

Céline

Cadre de santé

« Anciennement appelées surveillants, les cadres de santé sont des managers de proximité. On encadre l’équipe para­médicale. On s’occupe de la gestion des plannings, de l’organisation du service, du développement des compétences et des recrutements. Nous sommes responsables de la qualité et de la sécurité des soins. On accompagne les projets médicaux et institutionnels. On prend en charge l’approvisionnement en matériel et on s’assure du travail des services techniques. Diplômés après un an d’école, nous sommes issus du terrain : filières infirmières, techniciens de laboratoires, kinés, préparateurs en pharmacie.

Aujourd’hui, nous sommes pris entre le marteau et l’enclume. Les plans managériaux arrivent d’en haut sans concertation et ne sont pas toujours adaptés aux réalités du terrain. Comme 60 % du budget des hôpitaux est consacré aux ressources humaines, la tendance des politiques hospitalières, du fait de la contrainte budgétaire, est à réduire les effectifs tout en augmentant l’activité. Tout le monde est concerné : personnels médicaux et paramédicaux, mais aussi services informatiques et techniques. J’ai commencé à travailler il y a dix-sept ans : la charge de travail globale n’a cessé d’augmenter, les tâches glissant d’une fonction à une autre, ce qui nous écarte à chaque fois un peu plus du sens de notre métier. La T2A accroît le nombre d’hospitalisations, ce qui accélère les cadences. Mais, au lieu de faire coller les effectifs à la charge de travail, on crée des « process » pour « gérer le risque ».

La relation d’aide, d’accompagnement et d’écoute du patient, ainsi que la prévention secondaire (lui faire comprendre sa maladie, lui apprendre à suivre son traitement pour éviter les complications), c’est le cœur du métier des infirmières et des aides-soignants. Or, les soignants ont vu diminuer leur temps passé auprès du patient. L’infirmière qui doit se contenter d’appliquer une prescription médicale peut rentrer chez elle épuisée et avec un sentiment de dégoût de son travail.

Les situations limite, voire les burn-out, se multiplient. Il m’est arrivé de faire travailler des personnes en sachant que la surcharge de travail était trop lourde. On le fait quand même parce qu’on pense aux malades. On a souvent choisi ce métier par vocation. On donne le maximum. Dans mon hôpital, nous avons mis en place un outil d’évaluation des charges de travail pour mieux organiser le flux des patients et les répartitions en personnel, mais aussi pour faire remonter à la direction les risques engendrés : soins de moindre qualité, risque d’erreurs et d’accidents du travail, etc. Quand on travaille dans l’urgence, on se fait mal au dos en déplaçant un patient ou en manipulant une machine.

Les économies ne peuvent se faire au détriment de la qualité et de la sécurité des soins, ni de l’intégrité psychologique et physique des personnels. Il nous faut pouvoir préserver du temps en équipe pour mettre en œuvre de bonnes prises en charge. Plus ça va, plus on se détache des besoins. Si les temps d’hospitalisation se réduisent, la part aiguë de la prise en charge reste à l’hôpital, sur des temps plus courts. Il faut vraiment évaluer les charges en soin. »

Sabrina Ali Benali

Interne des Hôpitaux de Paris

« De l’hôpital aux infirmières libérales en passant par les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), toutes les structures de soins sont en souffrance. Quand une infirmière se déplace à domicile pour faire une injection d’anticoagulants, facturée six euros environ, entre son déplacement et le temps pour déshabiller une dame âgée et dépendante, cela lui prend au moins une demi-heure. Idem pour le médecin qui répond par mail à des parents concernant le traitement à l’insuline de leur enfant. Hier, j’ai reçu un mail disant : « L’administration compte sur nous pour augmenter l’activité, condition indispensable pour maintenir le Fibroscan [un examen du foie, NDLR] sur le site de l’hôpital. Merci d’y envoyer vos patients. » Cela revient à dire : si vous ne remplissez pas assez votre frigo, on vous le retire. In fine, on nous explique que nous sommes endettés.

On nous met une pression immense pour faire sortir les patients hospitalisés dès lors que les séjours sont estimés trop longs par rapport à la moyenne. Ce n’est plus l’état du patient qui prime, mais ce qu’il rapporte ou fait perdre comme argent au service. Quand il faut vider des lits occupés depuis trois semaines, on s’arrange avec d’autres services pour qu’ils « hébergent » deux jours un patient qui n’est pas en état de sortir, et il peut réintégrer le service ensuite. On manque de places partout. Aux urgences, on passe au moins 45 minutes au téléphone pour décrocher un lit ! On s’épuise. On se sent maltraitant… Il faut desserrer l’étau budgétaire ! Un usager raconte avoir dû aller chercher sa mère à l’hôpital à 2 heures du matin faute de place. Une autre a changé le pansement de son mari faute d’infirmière dans son secteur. La libération de la parole chez les soignants a fait prendre conscience que ça n’était pas de leur responsabilité. Il y a eu dix suicides d’internes en moins de douze mois, quinze chez les personnels paramédicaux ; un record d’arrêts maladie et de souffrances psychologiques déclarées.

La ministre n’a plus le choix. Nous sommes à un moment charnière. L’hôpital n’a pas vocation à être perçu sous l’angle de la rentabilité et de la productivité. Cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas être à l’équilibre : une prise en charge à 100 % de la Sécurité sociale sur un panier de soins coûterait moins cher que le système actuel, comme l’explique l’ouvrage L’Hôpital en réanimation [1]. Aller chez le dentiste tous les ans et se brosser les dents tous les jours coûte moins cher que d’économiser trente euros chaque année en n’y allant pas, mais avec pour conséquence de devoir faire refaire sa dentition quinze ans plus tard. »

[1] L’Hôpital en réanimation, sous la direction de Bertrand Mas, Frédéric Pierru, Nicole Smolski et Richard Torrielli, Éd. du Croquant (2011).

À lire dans ce dossier :

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Société Santé
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