Souvenirs du futur

Dans France-fantôme, Tiphaine Raffier questionne notre époque à travers un genre peu courant au théâtre : la science-fiction. Une belle réussite.

Anaïs Heluin  • 17 janvier 2018 abonné·es
Souvenirs du futur
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Dans un intérieur hyperréaliste, la comédienne Édith Mérieau s’affaire. L’air absorbé, vaguement tendu peut-être, elle range des courses, passe au salon avant de retourner à la cuisine… Tout semble indiquer le début d’un classique drame familial bien d’aujourd’hui. Tout, à l’exception d’un boîtier qui pourrait passer pour un compteur électrique s’il ne clignotait pas en permanence.

Dans la première partie du spectacle, cette machine qui nous fait discrètement de l’œil est en effet l’unique indice visible du genre dans lequel s’inscrit Tiphaine Raffier, jeune membre du collectif d’auteurs et d’artistes du Théâtre du Nord. Dans France-fantôme, la science-fiction s’annonce avec pudeur.

On entre pas à pas – par une réflexion sur le langage doublée d’une histoire intime – dans un univers complexe. Celui de Véronique, la professeure de lettres incarnée par Édith Mérieau, dont le mari est victime d’un attentat alors qu’elle lui explique au téléphone la raison de son trouble : un programme conçu pour supprimer 10 % des œuvres littéraires. Autrement dit, une forme de novlangue 2.0. Moment du futur où, grâce à l’objet décrit plus tôt et baptisé « Démémoriel », chacun peut « décharger ses souvenirs » moyennant rémunération. Le monde futur de Tiphaine Raffier est ainsi abordé comme dans la plupart des dystopies : à travers un protagoniste qui résiste à l’ordre établi. Pour qui, contrairement au reste de la société, le passé n’a pas perdu son charme.

Attachée à son époux disparu ainsi qu’aux livres, Véronique entame une série d’épreuves visant à la résurrection du défunt. Ou plutôt de sa mémoire, qu’elle tente de transférer dans un nouveau corps avec l’aide de la société Recall them Corp. Au prix de bien des douleurs.

Mis au diapason de notre époque, les codes et ingrédients de la science-fiction s’adressent dans France-fantôme à l’esprit autant qu’au regard. Sans oublier l’imaginaire, dont Ray Bradbury soulignait l’importance dans la préface de Théâtre pour demain… et après (Denoël, 1973) : « Dans une pièce de science-fiction, plus vous vous obstinez à essayer de créer le monde de demain, plus vous courez vers l’échec. »

De fait, Tiphaine Raffier a beau disposer de davantage de moyens techniques que les contemporains de l’auteur de Fahrenheit 451, elle les utilise avec modération. La vidéo se limite à quelques spots publicitaires aux slogans chocs, sans empiéter sur le jeu ni la musique interprétée en direct par Marie Éberlé et Pierre Marescaux.

Comme chez Orwell et Huxley, la société fictive de France-fantôme pointe subtilement les dérives de la nôtre, en évitant tout discours sur la fin des utopies ou de l’histoire. Contrairement à l’une des pièces les plus attendues de la rentrée, consacrée au même sujet : 1993, de Julien Gosselin, qui pâtit d’un ton démonstratif et donneur de leçons que Tiphaine Raffier a su éviter. Pour donner l’alerte, elle ouvre en plus un terrain de jeu théâtral sinon vierge, du moins très peu exploré jusqu’à aujourd’hui.

France-fantôme, 25 et 26 janvier au Théâtre de Lorient, du 31 janvier au 10 février au TGP, à Saint-Denis et les 13 et 14 février à la Scène nationale 61, à Alençon.

Théâtre
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