Les frères ennemis du foot

Deux clubs d’une même ville ou d’une même région alimentent souvent des haines sur fond d’antagonismes politiques, sociaux ou religieux. Bien loin d’une opposition sportive.

Didier Delinotte  • 14 février 2018 abonné·es
Les frères ennemis du foot
© photo : En Italie, lors d’un derby Torino-Juventus, en 2015. Crédit :nMatteo Bottanelli/NurPhoto/AFP

Le 22 octobre dernier, le club de la Lazio de Rome affrontait les Sardes de Cagliari au stade olympique. Le virage nord, fief traditionnel des ultras, ayant été fermé à la suite d’incidents (chants racistes à l’occasion d’un match contre le modeste club de Sassuolo), les supporters avaient pris place dans le virage sud, ou trônent habituellement les supporters de l’ennemi héréditaire : l’AS Rome. On sait à quel point ces histoires de territoires sont importantes dans ce que certains sociologues appellent le « supportérisme », cette socialisation brutale de populations souvent délaissées et méprisées qui passe par des rituels barbares et des mises à l’épreuve. Là, dans ce virage sud honni, les supporters de la Lazio affichent des visuels représentant Anne Frank vêtue du maillot de l’adversaire.

Une image aussi provocatrice qu’ignoble et qui en dit long sur l’imaginaire fascisant et antisémite des supporters d’un club coutumier de ces pratiques. Rappelons que l’un de ses joueurs emblématiques, Paolo Di Canio, effectuait naguère, devant la tribune des ultras, le salut fasciste à chaque but marqué. Par la suite, il a essayé de se reconvertir en gentleman après son passage sur les terrains d’Angleterre. Las, il n’aura pas fait illusion longtemps. À l’occasion d’une apparition à l’émission « Sky Sport Italia », Di Canio a laissé entrevoir un tatouage sur son biceps droit où était écrit « Dux », origine latine du mot « duce », de sinistre mémoire. Car la Lazio a son histoire, celle d’un club qui a grandi à l’ombre et sous la protection d’un certain Giorgio Vaccaro, général de la milice du Parti national fasciste (PNF), lequel a refusé la fusion des clubs romains et a permis à la Lazio de garder ses particularités plus que controversées.

Si le football italien et son championnat, le Calcio, se distinguent par des rivalités qui tiennent de l’animosité entre supporters de clubs d’une même ville (Torino contre Juventus à Turin, Inter Milan contre Milan AC), nombre de clubs européens se sont structurés sur des antagonismes de classe et des affirmations politiques, religieuses ou linguistiques. On connaît, en Espagne, la rivalité ancestrale entre le FC Barcelone (presque aux couleurs de la Catalogne républicaine) et les Blancs (Merengue) du Real Madrid, qui a longtemps été la vitrine du franquisme et de la monarchie. Même si ces inimitiés incrustées ont tendance à s’atténuer avec la mondialisation du football et l’arrivée de joueurs étrangers, elles se transmettent encore de génération en génération.

Les rivalités sont plus politiques ou sociales en Angleterre. Manchester United se voulait au départ le club des catholiques de la ville, avec l’appui des communautés italienne et irlandaise, alors que Manchester City, le rival, était plutôt anglican. Aujourd’hui, City rameute des supporters des milieux populaires de l’est de la ville, quand United est constitué de supporters plus aisés, issus de l’ouest. Un même antagonisme oppose le Liverpool FC à Everton. Sans parler des clubs de Londres où, entre les quartiers nord populaires d’Arsenal ou de Tottenham et l’East End gentrifié de Chelsea ou de West Ham, la guerre est permanente. En Écosse, ce sont les protestants du Glasgow Rangers qui affrontent régulièrement les catholiques du Celtic de Glasgow. Idem à Édimbourg, où les Hibernians catholiques défient les Hearts Of Midlothian protestants.

Aux Pays-Bas, si on connaît l’Ajax d’Amsterdam, on connaît moins le Feyenoord Rotterdam et ses supporters « bas de plafond » qui maudissent le voisin amstellodamois, plus bourgeois selon eux, par opposition au public populaire « de souche » du grand port néerlandais.

Sur le terrain, les querelles linguistiques ont aussi leur place. En Belgique, Anderlecht a longtemps été l’étendard de la communauté néerlandophone, quand le Standard de Liège portait haut les couleurs de la francophonie wallonne. Et que dire de ce duel à distance entre les deux communautés, avec le FC Bruges et les « zèbres » de Charleroi (pour leur maillot rayé blanc et noir) ?

Mais les hooligans – vocable qui nous vient des États-Unis et qui désignait jadis les jeunes rebelles « sans cause » – les plus violents et les plus extrémistes se trouvent à présent en Russie, là où va se tenir la Coupe du monde en juin… Lors du dernier Euro en France, les supporters russes n’ont pas manqué de faire le coup de poing avec les Anglais : ce qui augure du pire pour le prochain Mondial.

En revanche, l’Allemagne délivre un contre-exemple avec le Bayern de Munich, qualifié de « club des juifs » sous le nazisme triomphant, et qui a toujours affiché des valeurs d’humanisme, contre le racisme et l’homophobie. Même ses supporters « ultras » ont la réputation de respecter l’adversaire… Un peu comme le public du RC Lens, en France, animé de valeurs ouvrières et solidaires, très loin du football moderne déshumanisé et souvent violent.

Cependant, si tous les clubs français se parent d’humanisme et de fraternité, ils sont peu à les mettre en pratique. L’Olympique lyonnais reste tristement célèbre pour son carré de fachos, tandis que des clubs jusqu’ici peu perméables au « supportérisme », comme Lille, commencent à entrer en jeu. Il est nécessaire de haïr le voisin sous peine de déchoir. Même si nos antagonismes n’ont fort heureusement rien à voir avec ce qui se passe en Serbie, où une rivalité farouche oppose le Partizan de Belgrade et l’Étoile rouge, qualifiée de « derby éternel ». Le FK Partizan, fondé par de jeunes officiers de l’armée populaire yougoslave en 1945 a désigné comme « meilleur ennemi » l’Étoile rouge, fondée la même année par les jeunesses antifascistes.

C’est là un tour du monde peu glorieux, avec aussi la Turquie et les rencontres explosives entre les deux clubs stambouliotes Galatasaray et Fenerbahce. En Amérique du Sud, deux villes tentaculaires du cône sud sont traversées de rivalités ardentes : Rio de Janeiro et Buenos Aires. Au Brésil, quatre clubs de Rio rivalisent : le Flamengo (qui joue au stade mythique du Maracana), son grand rival du Fluminense, ainsi que Botafogo et Vasco De Gama. En Argentine, les clubs principaux de Buenos Aires (River Plate, Independiente, Nacional, Argentinos Juniors et Boca Juniors) sont d’abord des clubs de quartiers, avant de parfois se structurer par classes sociales. Certes, à Sao Paulo, on n’a pas oublié Socrates, « le docteur », joueur magnifique des Corinthians et sympathisant du Parti des travailleurs (PT), lequel défia la dictature en inventant l’autogestion dans son club. Mais, depuis les années 1980, les choses ont évolué, avec des joueurs « mercenaires » qui n’obéissent plus qu’à leur portefeuille.

Gardons espoir, cependant, car, même s’il concentre souvent les haines et les rancœurs, le football peut aussi unir et fédérer au-delà des frontières. « Le sport, ce dernier domaine où souffle encore le vent de l’épopée », disait Antoine Blondin. Malheureusement, c’est de moins en moins vrai.

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