Éloigner le juge du justiciable

La réforme proposée par le gouvernement et déjà présentée en Conseil des ministres a massivement mobilisé contre elle magistrats et avocats. La garde des Sceaux devra reculer.

Hugo Boursier  • 25 avril 2018 abonné·es
Éloigner le juge du justiciable
© photo : Manifestation de magistrats et d’avocats le 11 avril 2018 à Paris, contre la réforme de la justice.crédit : Patrice Pierrot/CrowdSpark/AFP

Est-ce le début d’une victoire ? Il est encore trop tôt pour l’affirmer. Ce qui est sûr, c’est que les manifestations répétées, comme les journées « Justice morte » organisées par plusieurs dizaines de barreaux en France ou la mobilisation nationale réunie à Paris le 11 avril, qui a compté plus de 6 000 avocats, magistrats et greffiers, ont freiné la course aveugle de la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, et de son projet de réforme.

Après un mois de mars chargé en giboulées d’indignations pleuvant sur la Chancellerie (1), après la publication d’un texte de loi qui ignorait les nombreuses propositions venant des professionnels de la justice, la ministre semble prête à revoir sa copie. C’est en tout cas ce qu’espèrent le Conseil national des barreaux, la Conférence des bâtonniers et la bâtonnière de Paris, qui, d’un côté, échangent régulièrement avec la ministre et, de l’autre, appellent à des journées de mobilisation. Un accord tacite a peut-être été trouvé puisqu’une rencontre a eu lieu vendredi 20 avril place Vendôme après le dépôt du texte en Conseil des ministres, afin de définir un nouveau calendrier de travail sur les points bloquants.

« C’est assez baroque », concède avec élégance une source proche des négociations. « Reformuler en amont du Parlement un projet de loi qui a été déposé en Conseil des ministres et a subi une saisine rectificative après être passé par le Conseil d’État est une pratique plutôt rare. » Cela dénote « une impréparation de la Chancellerie », une « erreur sur la méthode » et une mauvaise écriture du texte, poursuit-elle. Ce dernier élément semble confirmé par l’avis du Conseil d’État rendu le 12 avril, qui a retoqué plusieurs points de la réforme, notamment sur son volet pénal. Sujets à reproche : le déséquilibre entre la recherche d’infractions et le respect de la vie privée, ou le rôle imprécis du juge des libertés et de la détention concernant la géolocalisation. Il se dit même que l’Élysée aurait été déçu par le texte et que, surpris par la critique univoque des métiers de la justice, il préférerait voir reléguée à l’automne (voire début 2019) l’entrée du projet de loi à l’Assemblée nationale, prévue initialement pour juillet. Mais tout ceci dépendra également des avancées de Bercy sur la loi Pacte (2), qui, ayant pris du retard, aurait créé un « embouteillage de textes au Parlement ».

Au-delà de cette cuisine de cabinets ministériels, certains éléments du projet de loi pourraient bien changer le visage de l’autorité judiciaire, troisième pilier de la démocratie en France avec les pouvoirs législatif et exécutif. Car, outre les mesures techniques, c’est bien d’une loi de programmation qu’il est question, et donc d’une vision globale de l’avenir de la justice sur au moins cinq ans. Et ce parfois au détriment des citoyens. Sous des formes très concrètes, plusieurs articles du texte cherchent à éloigner le justiciable du juge et des tribunaux, afin de réaliser des économies.

« Moderniser », « améliorer la lisibilité », « simplifier » les procédures : les objectifs affichés par le ministère sont apparemment consensuels, d’autant que la lenteur de la justice est un reproche courant. Au nom de l’efficacité, le projet de loi tend ainsi à généraliser les médiations en ligne pour certains litiges. Ces procédures s’appuieraient sur un algorithme mis en place par des plateformes privées et payantes, où la personne concernée cocherait des cases et formulerait ses demandes.

Cette vision comporte au moins deux difficultés, selon Laurence Roques, présidente du Syndicat des avocats de France. La première relève de la transparence des plateformes. Cas pratique : « Je loue une voiture à une agence qui, finalement, est fermée le jour J. Avant, je faisais une requête au juge d’instance, qui convoquait les deux parties, à savoir moi et l’agence de location, pour en discuter ensemble. Avec le projet de loi, la présence du juge est remplacée par des opérateurs privés sur Internet. Comment savoir s’ils ne sont pas liés à des compagnies d’assurances qui pourraient être mises en cause dans le dossier ? L’impartialité du juge n’est plus garantie », explique-t-elle.

Seconde difficulté : la bonne compréhension du citoyen, par exemple dans le cas des procédures de divorce. « On vous demandera d’expliquer votre litige, puis si vous désirez une autorité parentale conjointe. Or, comment être sûr que le requérant exprime bien ce qu’il veut dire et qu’il possède les notions juridiques qu’on lui demande ? Il n’a pas toujours les connaissances linguistiques pour comprendre ce type de requête. » D’autant qu’il existe déjà des exemples où la numérisation n’a pas abouti à une simplification, comme pour les cartes grises, où la moindre erreur entraîne des retards importants. « Le numérique, c’est un moyen, ce ne peut pas être une fin. La modernité ne doit pas opposer progrès technique et humanité. Elle devrait consister justement à mettre de l’humain partout où on le peut. Cette modernité-là est très simple », ajoute l’avocate.

Être présent à une audience, analyser les pièces d’un dossier avec le justiciable, en discuter : tel est le quotidien des juges d’instance, habitués aux contentieux liés à la précarité, comme le crédit à la consommation ou l’expulsion locative. « Ces juges ont la capacité d’exercer un ordre public de protection et de rétablir un équilibre entre “le fort et le faible” », explique Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature. « La procédure, assez directe, permet de recevoir les citoyens sans filtre, sans avocat et sans connaissance a priori du droit ». Ils travaillent dans les 307 tribunaux d’instance, justice de proximité permettant un maillage de tout le territoire. Mais leur futur est incertain : les tribunaux d’instance risquent d’être « fusionnés », dixit la Chancellerie, avec ceux de grande instance (TGI). Certaines de leurs activités seraient délocalisées pour qu’ils deviennent des « chambres détachées ».

Conséquence ? « Le justiciable devra parfois parcourir des centaines de kilomètres pour régler son dossier. C’est déjà le cas en Aveyron à cause de la suppression du TGI de Millau, conséquence de la réforme de la carte judiciaire de Rachida Dati en 2007 », explique l’avocat François-Xavier Berger, qui reconnaît à Nicole Belloubet « une démarche plus astucieuse que celle de la garde des Sceaux sous Sarkozy, puisque cette chambre détachée peut être ensuite vidée de sa substance par décret ». Ce qui permet au gouvernement d’affirmer qu’aucune juridiction ne sera supprimée.

Physique et géographique, l’éloignement du citoyen serait également symbolique, avec la fin des jurés populaires dans plus de la moitié des affaires traitées par les cours d’assises. Présents depuis la Révolution française, ces tribunaux composés de six citoyens tirés au sort (et neuf en appel) jugent les crimes les plus graves, passibles d’au moins dix ans de prison. En raison d’un manque de moyens, les dossiers nécessitent souvent douze à vingt-quatre mois avant d’être jugés. La réforme supprimerait la présence des citoyens dans ces cours pour les affaires allant jusqu’à vingt ans de réclusion, au profit d’un « tribunal criminel départemental » composé uniquement de magistrats professionnels.

« Nous nous sommes battus pendant des décennies pour que les viols, par exemple, soient jugés par des jurés populaires et non par des magistrats professionnels. Ce retour en arrière porte atteinte aux droits des femmes et à la souveraineté du peuple », affirme Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux. Historiquement, c’est lui qui a « délégué aux magistrats les affaires de police et de correctionnel, car il a souhaité que le jugement des crimes reste le sien », poursuit-elle.

Alors que la Chancellerie semble rester ferme sur ce point, pour Jérôme Gavaudan, président de la Conférence des bâtonniers, la mesure inverse le fondement de la justice en France. « Toute décision juridictionnelle commence par : “Au nom du peuple français”. C’est extrêmement important. » « Voir la justice se faire, c’est un rempart à la dictature », conclut Laurence Roques.

La réalité dépassera-t-elle Franz Kafka et son opaque Procès ? Bientôt nous pourrions recevoir un SMS « Vous avez un litige avec votre ex ? Envoyez “justice” au 81789 » (4,50 euros par envoi + prix d’un SMS).

(1) Voir « La Justice bientôt sans défense ? », _Politis, 29 mars 2018.

(2) Pacte : Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises.

Société Police / Justice
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