À Saransk, beaucoup de roubles pour rien

La plus petite des villes russes accueillant le Mondial, où l’ultramoderne côtoie le décrépit, a été ripolinée à grands frais, mais sans bénéfice pour la population et sans perspective pour l’après-2018.

Caroline Gaujard-Larson  • 6 juin 2018 abonné·es
À Saransk, beaucoup de roubles pour rien
photo : Le nouveau stade de Saransk, d’une capacité de 45 000 places, ici en construction en février 2017.
© Lukas Aubin

On ne vient certes pas à Saransk par hasard. De la patience, il en faut pour rejoindre cette ville de 315 000 âmes depuis Moscou, à quelque 650 km de là. Car ces dernières années, les conditions de transport qui s’offraient au voyageur laissaient à désirer. Et à ce titre Saransk s’apparente à des dizaines de villes d’importance similaire en Fédération de Russie. L’avion ? Rapide mais onéreux, avec une desserte irrégulière. Le train ou le bus ? Abordable mais interminable, avec des liaisons peu fréquentes et ponctuées de multiples arrêts. La voiture ? Déconseillée, vu l’état désastreux des routes, même si le covoiturage, avec Blablacar, a conquis les Russes depuis plusieurs années. Et même si, désormais, une nouvelle route, spécialement construite pour l’événement sportif, adoucit le trajet Moscou-Saransk par voie de terre. De quoi contredire quelque peu le célèbre dicton russe selon lequel « la Russie à deux maux : les idiots et les routes ». Il aura ainsi fallu la tenue d’une Coupe du monde de foot pour que la capitale de la République de Mordovie, où quatre matchs sont programmés, devienne plus accessible. Une Coupe du monde égale une nouvelle route, mais aussi une nouvelle gare, entièrement reconstruite pour l’occasion.

Depardieu ambassadeur

Et si la Mordovie et Saransk vous disent malgré tout quelque chose, hormis pour les nombreuses colonies pénitentiaires, il y a fort à parier qu’elles le doivent à un Français, aussi célèbre dans l’Hexagone que sur tout le sol ex-soviétique. C’était en janvier 2013 : Gérard Depardieu fraîchement détenteur d’un passeport russe, remis par Vladimir Poutine dans sa résidence secondaire de Sotchi, était fait citoyen de Saransk en grande pompe. Là, célébré par des autorités locales ravies que l’acteur bien-aimé des Russes réponde à leur invitation (et à celle de son ami, le producteur de cinéma russe Nikolaï Borodatchev, lui-même originaire de Mordovie), Depardieu élisait résidence, le temps d’un court séjour, au 1, rue de la Démocratie à Saransk, et projetait de devenir un entrepreneur local, d’ouvrir un restaurant ou une boulangerie peut-être. L’acteur franco-russe donnera plus tard son nom au nouveau centre culturel local : le cinéma Gérard-Depardieu. L’acteur aurait même accepté de devenir le nouveau ministre de la Culture de la République de Mordovie. Après quoi, ce sera à peu près tout.

Ce coup d’éclat médiatique a-t-il influencé Moscou dans le choix de Saransk pour faire partie des onze villes du Mondial ? Peut-être. La capitale de la Mordovie ne fait pas montre d’une culture footballistique particulière. En revanche, elle a l’habitude d’organiser des événements sportifs et culturels ces dernières années et dispose, pour une ville russe de cette taille, d’infrastructures potentiellement intéressantes. Située au beau milieu de l’ensemble Volga-Oural, lui-même composé de régions aussi disparates que cosmopolites comme le Tatarstan ou la Tchouvachie, Saransk est la capitale d’un sujet fédéral très spécifique. Véritables melting-pots, la ville et sa région voient se côtoyer sur leur territoire aussi bien des Russes que des Mordves ou des Tatars. Et si le russe reste la seule langue usitée par l’administration locale, les deux langues mordves, le mokcha et l’erzya, ont également le statut officiel.

D’un point de vue historique, la ville possède d’ailleurs depuis longtemps un statut particulier au sein de la Russie : elle est d’abord République socialiste soviétique autonome (RSSA) sous l’URSS, puis prend le titre de République de Mordovie à la chute de l’Union soviétique. Comme à l’époque de son annexion par la Russie, en 1552, la Mordovie continue de faire preuve d’une adaptabilité très particulière : si la région a intégré les us et coutumes russes, elle n’en reste pas mois attachée à ses spécificités culturelles et à son patrimoine. Aussi, il est impensable de manquer l’immense cathédrale orthodoxe de Saint-Théodore Ouchakov, plantée en plein centre-ville, quand bien même les Mordves pratiquaient aux origines leur propre religion chamanique. Terminé en 2006, l’édifice religieux surplombe la ville de ses bulbes dorés : une manière mordve de prêter allégeance au pouvoir russe et à l’orthodoxie tout en préservant ses spécificités. Ce syncrétisme religieux et linguistique a naturellement laissé son empreinte sur l’architecture de Saransk. Une ville aux constructions hétéroclites, et où se côtoient maisons de bois traditionnelles, édifices modernes et immeubles soviétiques.

Tradition et ballon rond

Il n’y a qu’à se pencher sur l’affiche officielle du Mondial de foot à Saransk ; elle est le parfait exemple de l’alliance des traditions mordves et de l’histoire contemporaine : on y voit l’oiseau de la Création (issu de la mythologie mordve) s’enroulant autour d’un ballon rond. Le tout égayé des couleurs traditionnelles locales. L’objectif des autorités locales (et centrales) est clair : faire de Saransk l’étendard d’une Russie plurielle, multiculturelle et multireligieuse. Et pacifiée. Une Mordovie, et donc une Russie, où se côtoient quasi parfaitement près de 170 groupes ethniques sur l’ensemble du territoire de la Fédération.

Dès lors, le choix de Saransk étonne un peu moins. Certes, il aura fallu construire un énorme stade de foot, sans qu’à aucun moment les autorités n’espèrent qu’il pourra leur être utile sitôt le Mondial passé – le stade existant, qui accueillait en moyenne 2 500 spectateurs par match, suffisait bien jusqu’ici. Néanmoins, ce stade nouvellement érigé à quelques encablures du centre-ville de Saransk, d’une capacité de 45 000 places, se trouvera ramené à 30 000 places une fois la compétition terminée. « Nous ne voulons rien construire d’excessif », répète cependant Alexeï Merkouchine, ministre des Programmes spéciaux, qui semble nourrir une peur bleue des « éléphants blancs » et préfère rester dans le flou concernant l’addition du Mondial pour Saransk.

Une ville de sport

Et puis, si la ville n’est pas folle de foot – elle préfère la course à pied au ballon rond, représenté par son club local, le FK Mordovia Saransk, qui évolue aujourd’hui en troisième division russe –, elle reste à l’origine relativement bien équipée en infrastructures en tout genre. Ainsi, entre autres stades, patinoires et piscines, qui assurent le badaud de l’importance que l’on accorde au sport à Saransk, un gigantesque complexe sportif est sorti de terre en 2004 : le « Mordovia », construit grâce au géant gazier russe Gazprom. Ultramoderne et polyvalent, cet édifice rappelle ceux que compte la capitale du Tatarstan, Kazan, une autre ville du Mondial 2018 autrement connue. En tout, à Saransk, ce sont au moins dix complexes sportifs modernes qui sont ainsi sortis de terre en l’espace de quinze ans.

Si la capitale de la Mordovie fait souvent office de ville provinciale modèle en Russie, la torpeur qui envahit son cœur de ville frappe néanmoins : on y découvre des parcs et des centres commerciaux guère fréquentés et une place centrale certes très propre, mais quasi déserte : Saransk a été récemment sacrée ville de Russie la plus propre par Greenpeace, tandis que le tri sélectif exigé par la Fifa aux abords des stades est généralisé à l’ensemble du territoire depuis plusieurs années. Mais il suffit de parcourir quelques kilomètres vers la périphérie pour comprendre que c’est là-bas, hors vitrine, que réside la quasi-totalité de la population : une population très modeste, installée dans les barres d’immeubles grises et saturées de l’ère khrouchtchévienne, et pour laquelle les logements de centre-ville sont devenus hors de prix.

À la fois pauvre et moderne

Malgré ces inégalités sociales persistantes, Saransk « est un exemple moderne de la façon dont une ville peut se développer », assure Iley Kazakovym, journaliste sportif et ambassadeur de Saransk pour la Coupe du monde 2018. Le même se dit « très satisfait de la planification réfléchie et précise, des larges rues, et des nouvelles zones de développement ». Architecturalement parlant, « à Saransk, on se soucie de l’ensemble et de sa cohérence », contrairement à d’autres villes de Russie. Et puis « c’est une ville où le sport et l’éducation physique sont très importants. Elle possède des infrastructures modernes qui permettent de jouer au football aussi bien en hiver qu’en été ! » Et tant pis si les frais d’inscription dans ces salles sont souvent trop élevés pour la majeure partie de la population locale. Le lèche-vitrines est toujours possible.

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