L’idéologie élitiste de l’innovation

Pour les « non-talents », l’enseignement supérieur est inutile et coûteux.

Mireille Bruyère  • 6 juin 2018 abonné·es
L’idéologie élitiste de l’innovation
© photo : Janek SKARZYNSKI / AFP

Parcoursup est une plateforme présentée comme un dispositif d’orientation des bacheliers vers les filières leur offrant, selon leurs compétences, les meilleures chances de réussite et les meilleurs débouchés. Mais les premiers résultats révèlent l’idéologie élitiste pour trier les bacheliers. L’objectif est de transformer l’enseignement et la recherche en facteur de croissance. Mais le lien entre éducation et croissance n’a rien d’immédiat et de naturel. Pour que l’enseignement supérieur soit facteur de croissance, il faut construire tout un arsenal institutionnel, symbolique et technologique. Cette construction s’appuie sur une idéologie élitiste implicite nauséabonde.

S’appuyant sur « l’exemple » de la Silicon Valley, les libéraux soutiennent que la croissance future est d’abord déterminée par la capacité des entreprises à innover. Et pour que les entreprises innovent, il faut que les politiques publiques construisent un contexte favorable à l’innovation marchande. Il s’agit de bichonner les innovateurs, les « talents », qui peuvent demain faire ruisseler sur tout le pays les rentes mirobolantes de la digitalisation du monde. Deux éléments sont identifiés pour faire émerger ou attirer ces « talents » : des droits de propriété élargis assurant la plus grande rente et un enseignement hiérarchisé en fonction des rendements attendus de l’éducation. Selon cette idéologie de l’innovation marchande, l’enseignement secondaire n’apportant que des compétences générales, il ne peut être un système de différenciation. En revanche, l’enseignement supérieur doit former seulement les élites et leur apporter un rendement privé important pour les inciter à étudier et à payer leurs études.

À partir du bac, il ne s’agit plus d’élever le niveau d’éducation de l’ensemble d’une génération, mais plutôt de concentrer les moyens sur les « talents » afin qu’ils puissent devenir les innovateurs et managers de demain. Pour les « non-talents », l’enseignement supérieur est inutile et revient donc à gaspiller les ressources publiques. Il faut donc manager technologiquement les flux de jeunes bacheliers pour orienter les talents vers les moyens les plus élevés. Une illustration frappante de cette idéologie élitiste est donnée par une étude d’économistes (1), dont Philippe Aghion, qui a beaucoup inspiré le président actuel (2). Cette étude mesure la probabilité de devenir innovateur, c’est-à-dire de déposer un brevet en fonction du revenu des parents, de leur niveau d’éducation, du niveau d’éducation atteint et… du quotient intellectuel. La probabilité de devenir un innovateur dépendrait avant tout du QI et du niveau d’éducation, ce dernier dépendant du QI, devant le revenu et le niveau d’éducation des parents. Ce déterminisme quasi biologique indique qu’il n’est pas nécessaire de former les non-talents. Il faut « orienter », de force, les bas QI vers des filières courtes. Parcoursup cristallise à merveille cette idéologie. Depuis le 22 mai, la moitié d’une classe d’âge sans affectation attend que l’autre moitié, jugée meilleure, choisisse en premier et libère le reste.

(1) P. Aghion, U. Akcigit, A. Hyytinen, O. Toivanen, Living the American Dream in Finland : The Social Mobility of Innovators, Harvard, 2017.

(2) Philippe Aghion et Emmanuel Macron se sont rencontrés au sein de la commission présidée par Jacques Attali « Pour libérer la croissance en France ».

Mireille Bruyère Membre du conseil scientifique d’Attac

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