Russie : « Le sport comme vecteur patriotique »

Pour Lukas Aubin, spécialiste du sport en Russie, cette Coupe du monde est un enjeu à la fois diplomatique et intérieur pour Vladimir Poutine.

Caroline Gaujard-Larson  • 6 juin 2018 abonné·es
Russie : « Le sport comme vecteur patriotique »
© photo : Des fans du Président russe aux Jeux olympiques d’hiver de Sotchi, en 2014.crédit : Nina Zotina/RIA Novosti/Sputnik/AFP

Lukas Aubin, chercheur en géopolitique à l’université de Nanterre, vit à Moscou. Il rédige actuellement une thèse intitulée : « Gouverner par le sport en Russie ? Étude d’une stratégie de soft-power (2000-2018). »

Comment les autorités russes abordent-elles ce Mondial de foot 2018 ?

Lukas Aubin : Pour l’instant, on observe un optimisme de façade. Selon Vladimir Poutine, la Coupe du monde 2018 sera la mieux organisée et la plus sécurisée de l’histoire. L’idée est bien entendu de présenter au monde une vitrine – une sorte de village Potemkine – positive de la Russie. Néanmoins, le gouvernement russe doit composer avec des problématiques qui existaient déjà du temps des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi [2014], à savoir la critique frontale de la part de la plupart des dirigeants et des médias de masse occidentaux. L’enjeu de cette Coupe du monde va donc être de faire en sorte que l’événement se déroule bien pour gagner la bataille de l’opinion publique.

Les Russes sont-ils prêts ? La plupart des nouveaux stades, répartis dans onze villes, ont été construits à la vitesse grand V, avec des complications pour certains.

Force est de constater que tous les stades sont prêts malgré quelques retards. Le prix à payer a souvent été la surexploitation des ouvriers pour répondre aux exigences du calendrier. L’État russe a fait appel à quelques milliers d’ouvriers nord-coréens réputés pour être une main-d’œuvre peu chère et aux droits sociaux quasi inexistants. Rappelons que, lorsque la Russie a obtenu en 2010 d’organiser la Coupe du monde, le pays faisait face à deux problèmes majeurs : le déficit des infrastructures de transport et le manque de stades. Il a donc fallu tout construire ou rénover en l’espace de huit ans, le tout pour environ 12 milliards de dollars.

De nombreux dirigeants internationaux ont boudé les JO d’hiver de Sotchi en 2014, pour contester la politique menée par la Russie, notamment en Ukraine. Seront-ils présents cette fois-ci ?

Après l’affaire Skripal, plusieurs pays envisagent le boycott diplomatique de la Coupe : le Royaume-Uni, la Pologne, l’Islande et la Suède. En revanche, les représentants diplomatiques de la France et de l’Allemagne, absents à Sotchi, devraient être présents cette fois-ci, malgré le contexte géopolitique tendu de ces dernières années. On peut y voir une volonté de la part des deux leaders de l’Union européenne de renouer le dialogue avec Vladimir Poutine.

La Russie soigne son image de nation sportive. À quand cela remonte-t-il ?

Historiquement, la Russie utilise le sport à des fins politiques depuis la révolution de 1917. Sous Lénine, le sport était utilisé comme un moyen d’hygiéniser la population soviétique. Puis Staline a décidé de faire participer l’URSS aux compétitions sportives internationales jusqu’alors jugées « bourgeoises », pour prouver la supériorité du modèle communiste. Après l’effondrement de l’URSS, le modèle sportif soviétique qui devait produire un homme nouveau – l’homo sovieticus – a périclité. Durant les années 1990, 7 000 athlètes et 3 500 entraîneurs ont quitté le pays, faute de structures sportives fiables. C’est ce qu’on appelle la « fuite des cerveaux et des muscles ».

Quel rôle joue le sport dans la politique russe aujourd’hui ?

Quand Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir en 2000, il a utilisé le sport afin d’« hygiéniser » la population russe en l’éloignant de l’alcool et du tabac, tout en l’utilisant comme un vecteur patriotique. En 2002, quand la Russie a fini quatrième aux JO d’hiver de Salt Lake City, le président russe a décidé de révolutionner le sport dans son pays. Depuis, il utilise les oligarques comme levier économique et fait revenir les sportifs professionnels russes au pays. Poutine se met d’ailleurs souvent en scène en train de pratiquer le judo, de jouer au hockey, de nager ou encore de faire de la musculation. En dépit de ces efforts, la diplomatie sportive russe connaît un ralentissement depuis maintenant quatre ans, même si elle reste très efficace à l’échelle nationale.

Les scandales liés au dopage d’athlètes russes sont monnaie courante et l’État lui-même est accusé…

Le Kremlin est mal à l’aise avec le sujet et sa stratégie de communication est divisée en trois temps. Premièrement, quand le scandale a éclaté, le gouvernement a déclaré que ces accusations étaient fomentées par les puissances occidentales. Deuxièmement, il a reconnu que le pays avait un réel problème avec le dopage, tout en affirmant que c’était le cas dans le monde entier. Troisièmement, des décisions ont été prises pour résoudre ces problèmes et réintégrer la Russie dans l’ensemble des compétitions sportives internationales (les JO d’hiver notamment). Aujourd’hui, Vladimir Poutine cherche à normaliser ses relations avec les institutions sportives internationales.

Pourquoi les villes qui accueilleront les matchs ont-elles des profils aussi variés ?

En choisissant onze villes aussi éloignées les unes des autres et avec, pour certaines, des potentiels sportifs discutables, l’idée était bien entendu de diffuser des représentations variées et positives de la Russie à l’étranger. Les choix de Kaliningrad et d’Ekaterinbourg sont très révélateurs. La première, à l’ouest, est une enclave enserrée entre la Lituanie, la Pologne et la mer Baltique. L’autre représente le pendant asiatique de la Russie, puisqu’elle est située au-delà des montagnes de l’Oural.

La Russie a-t-elle fait exploser les budgets, comme elle l’avait fait pour Sotchi ?

Non, contrairement à ce qui est régulièrement avancé, le budget initial n’a pas explosé. Il a même baissé. Le budget originel de 664 milliards de roubles (2013) est passé à 638,8 milliards de roubles au 31 janvier 2017. Deux principales raisons à cela : la crise économique et la volonté du pouvoir de ne pas faire étalage de ses richesses, à l’heure où la population russe voit son niveau de vie baisser depuis plusieurs années. Financièrement, la Coupe du monde 2018 sera donc l’anti-Sotchi. Mais nul doute que les organisateurs sauront tout de même impressionner leurs invités. Ce Mondial leur aura coûté 9,2 milliards d’euros, soit 1,2 de plus qu’au Brésil en 2014, qui avait déjà établi un record de dépenses.

Lukas Aubin Chercheur, il travaille à Moscou sur les liens entre sport et élites russes.

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