Thomas Frank : « Trump est le fruit de l’échec d’Obama »

Après un premier livre montrant comment la classe ouvrière états-unienne a basculé en faveur des républicains, Thomas Frank analyse la proximité des démocrates avec les élites économiques, et leur éloignement des syndicats et des travailleurs, jadis cœur de leur électorat.

Olivier Doubre  • 6 juin 2018 abonné·es
Thomas Frank : « Trump est le fruit de l’échec d’Obama »
© photo : frederic j.brown/afp

Journaliste et historien, l’Américain Thomas Frank est beaucoup lu en dehors des États-Unis, particulièrement en Europe. En revanche, dans son pays, alors qu’il était régulièrement invité sur les plateaux de télévision au début de la présidence Obama (et plus rarement pendant la primaire démocrate de 2017, autour de la candidature de Bernie Sanders, dont il était proche), son propos sur l’abandon des classes populaires par les démocrates est désormais inaudible et marginalisé. Pourtant, il analyse avec rigueur (et un humour parfois féroce) comment les républicains ont courtisé avec succès la classe ouvrière, alors que le Parti démocrate apparaît comme soutenant fièrement la mondialisation néolibérale et ses principaux bénéficiaires. Auteur en 2013 de Pourquoi les pauvres votent à droite, il publie aujourd’hui… Pourquoi les riches votent à gauche (1).

Votre précédent livre s’intitulait Pourquoi les pauvres votent à droite. Comment les républicains ont-ils réussi à remporter une large part des votes de la classe ouvrière ?

Thomas Frank : Le titre français prête un peu à confusion puisque les très pauvres – du moins la petite part qui vote – continuent de donner leurs suffrages aux démocrates. À ce propos, il y a une longue histoire aux États-Unis des mesures adoptées pour empêcher beaucoup de gens de voter. Et devinez qui sont ces gens ? Les plus marginalisés ou les plus faibles, qui en grande majorité voteraient démocrate. Mais c’est une autre question… Depuis quelques décennies, en effet, la classe ouvrière a basculé et vote dans une large proportion pour les républicains. En fait, ce phénomène a commencé avec Richard Nixon. L’idée principale des républicains a été d’utiliser le vocabulaire de la colère ouvrière en la tournant contre le gouvernement fédéral. Et leur stratégie a réussi ! Cela leur a pris des années, mais ils ont entrepris méthodiquement, et avec une redoutable intelligence, une intoxication des consciences tout entière construite sur l’« élite », désignée comme le principal ennemi et bientôt confondue avec la gauche et les démocrates.

Vous diriez donc que, depuis une cinquantaine d’années, on a assisté à une perversion du débat démocratique ?

Je dirais plutôt à une perversion de l’expression des intérêts de classe. Cette entreprise est d’ailleurs parvenue aujourd’hui à un niveau bien plus élevé qu’il ne l’était à l’époque de Nixon. Trump est l’ultime expression de cette stratégie, en réussissant à faire passer cette idée que « le milliardaire est votre ami », qui fut un slogan très populaire ! Vous comprendrez que chaque ouvrier aux États-Unis a bien conscience que les accords commerciaux internationaux comme l’Alena, le Tafta ou le Ceta (2) vont directement contre ses intérêts immédiats et ruinent sa situation de travailleur. Or Trump le sait et en parle de manière péjorative, alors que ce sont les républicains qui ont conçu et rédigé ces traités commerciaux. Mais Hillary Clinton et une bonne partie des démocrates les ont approuvés ! Aussi, quand Trump dit à la télévision en direction des ouvriers qu’il est contre et qu’il compte les renégocier, les démocrates et leur candidate ne savent quoi répondre.

On en vient donc au cœur de votre dernier livre, qui montre que les démocrates ont délibérément abandonné les classes populaires depuis les années 1980, en commençant par marginaliser le poids des syndicats dans le parti. Pourquoi ont-ils fait ce choix ?

Je dirais qu’on assiste à un renversement de la représentation politique des classes sociales. Une des raisons principales tient au système bipartite américain. N’oubliez jamais que l’offre électorale se limite à deux partis, ce qui est quasiment inscrit dans la loi. Du coup, chaque parti peut à peu près faire ce qu’il veut puisque les gens seront in fine obligés de voter pour eux. Et du côté démocrate, ils savaient que les syndicats et leurs adhérents seraient contraints de leur apporter leurs suffrages ! Idem en ce qui concerne les électeurs noirs. Ainsi, Jesse Jackson, dirigeant démocrate et ancien compagnon de route de Martin Luther King, a été littéralement insulté par Bill Clinton devant les caméras de télévision du monde entier. Et la direction démocrate a fait de même avec les dirigeants syndicaux lors de son soutien à l’Alena !

Mais il y a plus grave : la volonté des dirigeants démocrates de ne plus être désormais le parti des syndicats, mais celui des yuppies ou de la Silicon Valley. Notamment parce que ces gens-là ont beaucoup plus d’argent que les syndicats et leurs adhérents. Hillary a d’ailleurs récolté durant la campagne deux fois plus de fonds que Donald Trump, ce qui est assez surprenant, du moins historiquement, pour un candidat démocrate. Elle a également dépensé deux fois plus que lui – et a néanmoins perdu ! [Rires.] De leurs côtés, les républicains ont continué à développer leur stratégie consistant à s’adresser et à plaire aux électeurs pauvres, délaissés et méprisés par Hillary Clinton. Quant aux Noirs, eux aussi régulièrement insultés par elle, ils ne sont pas allés voter, comme ils l’avaient fait pour Obama, en particulier en 2008.

Comment se fait-il qu’Obama ait oublié ses promesses en direction des pauvres, de la classe ouvrière, si rapidement ? Qu’est-ce qui l’a amené à renier aussi vite ses engagements ?

Je raconte dans le livre comment, deux mois seulement après son élection, il recevait à la Maison Blanche un groupe de banquiers, de traders de Wall Street, de lobbyistes pour les assurer que l’État fédéral n’allait pas varier de politique économique. Nous connaissons aujourd’hui le prix de la trahison d’Obama : son nom est Donald Trump. Trump est la conséquence directe de l’échec, de la faillite intellectuelle d’Obama.

Pourquoi ?

D’un certain point de vue, ces deux-là renvoient chacun l’image inversée de l’autre : Obama parlait d’espoir, quand Trump parle de désespoir, en s’adressant aux gens qui n’ont plus assez d’espoir. Or tous sont très en colère contre Wall Street ! Durant la campagne, Trump n’a cessé d’attaquer Wall Street, en expliquant que là était la cause de la misère qui progressait parmi les plus défavorisés. Ses propos sonnaient alors comme ceux d’un démocrate, quand Hillary n’arrivait pas à se démarquer de Wall Street, voire semblait son alliée ! Même si l’on sait qu’il est un menteur patenté, Trump n’a cessé de dire que la vétusté des villes et des infrastructures, ou la fermeture des usines avaient été causées par les politiques de l’élite de Washington. « Regardez ce qu’ils vous ont fait ! », répétait-il sans arrêt…

Peut-on donc dire que le vote des pauvres pour Trump a participé d’une sorte de révolte contre les classes favorisées et éduquées ?

Certainement. Mais c’est à la fois une révolte et une escroquerie puisque leur leader, Trump, est un menteur, un démagogue et un milliardaire ! Pourtant, cette révolte est bien réelle : partout où vous allez dans le pays (en dehors des endroits favorisés comme Washington, New York ou San Francisco), tout le monde est en colère, les Blancs comme les Noirs, classe ouvrière comme classe moyenne.

Aux États-Unis, il y a deux types d’élite : d’un côté, les très riches, comme les propriétaires de Walmart ou de compagnies pétrolières, qui dirigent le Parti républicain ; de l’autre, une élite moins riche mais qui regroupe les professions libérales, les avocats, médecins, ingénieurs de la Silicon Valley ou traders de Wall Street par exemple. C’est ce type de personnes qui sont les élus et la direction du Parti démocrate. Or, dans votre vie quotidienne, vous n’allez probablement jamais croiser les très riches, qui n’apparaissent même pas à la télévision, contrairement à votre avocat, votre docteur, les professeurs d’université ou le maire de votre petite ville. Vous voyez même souvent les petits génies de la Silicon Valley à la télévision ! Et ceux-ci se conduisent très souvent comme les plus intelligents, rappellent qu’ils sont diplômés et fiers d’être les décideurs… C’est contre ces gens-là que se déploie la colère des Américains moyens au quotidien. Et ces gens-là sont très souvent des démocrates ! De ce point de vue, Bernie Sanders et Trump pouvaient tous deux dénoncer cette même élite qui oublie le peuple. Mais qui, ensuite, a récolté électoralement les fruits de cette colère ? Certainement pas Hillary Clinton, une fois les primaires passées…


(1) Pourquoi les riches votent à gauche, Thomas Frank, traduit de l’anglais (États-Unis) par Étienne Dobenesque, Agone, 428 p., 25 euros.

(2) L’Alena est l’accord commercial liant les États-Unis, le Canada et le Mexique. Le Tafta est un projet de traité, encore en négociation, entre l’Union européenne et les États-Unis, et le Ceta, en application pour 90 % de ses dispositions depuis 2017, entre l’UE et Canada. Ces deux derniers, fortement contestés, mettraient gravement à mal, au nom d’un libre-échange tous azimuts, les droits sociaux des travailleurs et la protection de l’environnement dans tous les pays signataires.

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