Urgence pour la psychiatrie

C’est le parent pauvre de l’hôpital. La crise est identifiée depuis longtemps. Pourtant, le déficit de soignants révèle une conception où la relation humaine est négligée dans l’offre de soins.

Ingrid Merckx  • 13 juin 2018 abonné·es
Urgence pour la psychiatrie
© Photo : Manifestation le 14 juin 2014 à Paris pour le respect des personnes souffrant de troubles mentaux. crédit : FRED DUFOUR/AFP

Benoît Blanchard est pédopsychiatre dans un centre médico-psycho-pédagogique en banlieue parisienne.

Le recul des soins de proximité

« Il y a vingt ans, la psychiatrie publique soignait un million de personnes. Aujourd’hui, elle en soigne deux millions », a déclaré Jean-Pierre Salvarelli, psychiatre au centre hospitalier Le Vinatier, à Bron, le 5 juin sur France Info. Il y a derrière cette augmentation de la demande un phénomène de société : la souffrance psychique est reconnue. Mais il faut aussi considérer le fait que les structures locales qui dispensaient conseils et soins sont victimes des politiques d’austérité du service public. En premier lieu, les centres médico-psychiatriques (CMP). Si ces structures étaient encore au nombre de 3 800 sur le territoire français en 2013, la tendance est à leur fermeture ou aux regroupements. Les CMP accueillent un public large pour l’orienter vers des soins adaptés ou des consultations dispensées dans le centre. Problème : la liste d’attente pour ces rendez-vous varie entre trois et six mois !

Ces structures permettaient aussi un lien de confiance avec les patients, travaillaient en réseau avec la médecine du travail ou les écoles. En l’absence de prévention, la prise en charge ne survient qu’après une ou plusieurs crises. En réponse, les personnes se tournent vers la seule institution qui demeure : l’hôpital psychiatrique.

Malika Butzbach

Même pour des enfants qui cumulent urgence psychiatrique et urgence sociale, il lui faut au moins un an pour trouver une solution de prise en charge en jonglant entre les services, l’école, l’assistante sociale, la médecine de ville… « Si ce n’est trois ans ! Face à une crise, ce n’est pas tenable. J’envisage de saisir le Défenseur des droits. »

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Antoine Pelissolo est psychiatre à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil. Il confie que, si certains patients repartent vite, d’autres sont dans son service depuis deux ou trois ans, faute de solution de sortie. Et les conditions de travail sont si difficiles pour les infirmiers que rares sont ceux qui restent, quand ils ne quittent pas la psychiatrie, qui n’est plus une spécialité pour ces professionnels depuis 1992. Au centre hospitalier du Rouvray, près de Rouen, il aura fallu dix-huit jours de grève de la faim pour obtenir trente postes supplémentaires et une unité d’accueil pour les ados. Sauf qu’ils en demandaient plus de cinquante et redoutent que cette « rallonge » ne pénalise d’autres services de psychiatrie (lire notre reportage).

À quelles extrémités les professionnels doivent-ils en arriver pour que leurs tutelles décident de conditions de soins décentes ? « Une grève de la faim dans un service de psychiatrie, c’est un geste inédit et altruiste », réagit Denys Robiliard, ex-député PS, auteur d’un rapport sur la psychiatrie pour la commission des Affaires sociales de l’Assemblée en décembre 2013. La psychiatrie est en crise. Parent pauvre de l’hôpital public, qui lui-même crie famine, elle souffre historiquement d’un ostracisme lié à la fois à l’image sociale des malades mentaux et à des habitudes de travail en marge des autres spécialités, résume Antoine Pelissolo.

« Il faut en finir avec la stigmatisation des personnes atteintes de troubles mentaux ! », réclame Marie-Jeanne Richard. Vice-présidente de l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam), elle est « vent debout » contre un décret (n° 2018-383) signé par le gouvernement le 23 mai, « autorisant les traitements de données à caractère personnel relatifs au suivi des personnes en soins psychiatriques sans consentement ». Passé inaperçu, ce texte « sans fondement médical », qui découle du plan national de prévention de la radicalisation, consiste en la constitution d’un fichier national « permettant de suivre les personnes pendant trois ans. Imaginerait-on pareil fichier pour les malades du sida ou du cancer ? » Nombre de familles ont aujourd’hui recours aux soins sans consentement pour faire hospitaliser leurs proches en urgence, « quand elles voient que leur état se dégrade rapidement », poursuit Marie-Jeanne Richard, en fustigeant l’amalgame entre malades et radicalisés qui sous-tend le décret.

« Les personnes atteintes de troubles psychiques sont aussi des citoyens, rappelle Anne-Claire Devoge, directrice générale adjointe des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (Ceméa), en charge du service de santé mentale. Le management néolibéral conduit à une déshumanisation des soins. Or, soigner, ça n’est pas juste enfermer et donner des médicaments. »

« Comme pour toute pathologie qui est souvent chronique, il s’agit de “prendre soin” et donc de se préoccuper de la vie des personnes en les accompagnant au long d’un parcours, ce dont le système de santé s’acquitte beaucoup moins bien, pointait Michel Laforcade, directeur de l’agence régionale de santé Aquitaine dans un rapport remis à Marisol Touraine, ministre de la Santé, en novembre 2016. Les ruptures de parcours sont multiples : l’accès difficile au diagnostic et aux soins, les hospitalisations inadéquates, l’accompagnement social et médico-social défaillant, l’accès compliqué aux soins somatiques, la prévention aléatoire des situations de crise… »

Sur la situation de la psychiatrie en France, les rapports ne manquent pas. Denys Robiliard en a dénombré quinze entre 2000 et 2009. « Depuis 1960, le nombre de lits a été réduit fortement, cependant que les soins ambulatoires se sont développés et diversifiés ; parallèlement, la part des établissements privés lucratifs a augmenté », résumait aussi un rapport de l’Igas paru le 1er novembre 2017. « À quand le réveil ? lance Anne-Claire Devoge, dix ans après la création du Collectif des 39, né en réaction au discours sécuritaire de Nicolas Sarkozy, le 2 décembre 2008. On a mis l’humain de côté. On valorise les neurosciences et les sciences cognitives au lieu de prévoir des espaces de coélaboration et de coanalyse pour tous les acteurs de la psychiatrie. Mais quelle psychiatrie voulons-nous ? »

« Plusieurs écoles se font concurrence, mais celle qui tient la barre aujourd’hui est aux antipodes de la psychanalyse », observe Denys Robiliard. « On est plus du côté du scientisme que du médical, renchérit Anne-Claire Devoge. On minimise la relation, part essentielle du soin en psychiatrie. »

« La pédopsychiatrie ne veut pas mourir », alertaient Bertrand Golse et Marie-Rose Moro, pédopsychiatres à Necker et à la Maison de Solenn, dans Libération, le 29 mars. « Il manque 750 000 euros par an au CHU de Saint-Étienne pour la psychiatrie », titrait Le Progrès le 5 juin. Le 26 janvier, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, avait annoncé douze mesures d’urgence pour la psychiatrie, que beaucoup saluent comme « une preuve d’écoute », avec des choses qui « vont dans le bon sens », tout en restant bien en deçà des attentes. Sauf que c’est Bercy qui a la main sur le financement des hôpitaux. « Tout n’est pas qu’une question de moyens », tente la ministre.

« Certes, on peut toujours rafistoler, concède Antoine Pelissolo. Mais on ne soigne pas sans soignants. Nos financements ne répondent plus aux besoins. Je passe trois quarts de mon temps à faire du Tetris avec les lits pour caser trois patients dans une chambre de deux et avec les établissements médico-sociaux pour prendre le relais. C’est autant de temps que je ne passe pas auprès des patients. L’hôpital ne devrait prendre que les patients en phase aiguë. Mais on manque cruellement de lieux qui soient lieux de vie et lieux de soins. » On pourrait penser que les patients « coincés » à l’hôpital sont bien soignés. « Sauf qu’il n’y a plus aucune activité ni sortie. Or, ce qu’on prend pour de l’occupationnel fait partie des soins : ça permet déjà aux patients de n’être pas complètement coupés de ce qu’on fait dans la vie en général… »

Selon l’Igas, une personne sur trois sera atteinte de troubles mentaux au cours de sa vie. Et d’après le rapport Laforcade, une personne sur cinq sera un jour atteinte d’une maladie psychique. Au regard de ces chiffres, le manque de volonté politique s’explique mal. « Marisol Touraine a restauré la notion de secteur, supprimée par la loi HPST, tempère Denys Robiliard. C’est l’idée selon laquelle tous les professionnels travaillent ensemble sur un territoire donné. » En 2016 est né un Conseil national de santé mentale et, en 2017, un comité de pilotage sur la psychiatrie. Le numerus clausus a été augmenté. Mais professionnels, familles et patients rêvent aujourd’hui d’un grand plan d’urgence. Deux axes priment : améliorer la prévention et faire avancer la recherche. « Des innovations remarquables se font jour, souvent depuis plusieurs années », observait le rapport Laforcade, tout en déplorant : « Les meilleures solutions restent souvent confidentielles. » Il y a un mois, Antoine Pelissolo a ouvert un blog, psy4i.fr, pour permettre les réactions libres, les échanges de bonnes pratiques et le partage d’expériences. Pour continuer à s’organiser, malgré tout.

Santé
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