Chlordécone : Du secret d’État au scandale d’État

Massivement utilisé dans les bananeraies, le chlordécone a contaminé le sous-sol et la quasi-totalité des Antillais.

Vanina Delmas  • 4 juillet 2018 abonné·es
Chlordécone : Du secret d’État au scandale d’État
© photo : Faute de reconversion possible, des pêcheurs continuent de vendre des produits potentiellement dangereux.crédit : Patrick Piro

I l y a dix-sept ans, des amis bretons m’ont averti que deux tonnes de patates douces venant de Martinique étaient arrivées au port de Dunkerque. Les douanes ont aussitôt décidé de les brûler car elles contenaient du chlordécone, un produit banni depuis une dizaine d’années… »

Marcher pour la santé et l’environnement

Pesticides, malbouffe, sols pollués, compteurs Linky, victimes des vaccins, de l’amiante… La liste des raisons pour lesquelles s’est créée la Marche des cobayes semble infinie. Partis de Fos-sur-mer, le 1er mai, militants écologistes, membres d’associations et citoyens ont parcouru plus de 1 200 kilomètres à travers la France pour parler de santé et d’environnement. « Nous voulons un inversement de la charge de la preuve car c’est aux industriels, aux laboratoires de démontrer que leurs produits ne sont pas dangereux pour la santé, assure Michèle Rivasi, l’eurodéputée EELV, à l’initiative de cette marche. Les politiques doivent faire la loi, pas les lobbys ! » Dernières étapes : Bruxelles et Strasbourg pour remettre aux dirigeants européens les doléances citoyennes recueillies et espérer que les lignes bougent.

C’est ainsi qu’Harry Durimel, avocat en Guadeloupe et militant écologiste, a découvert que cet insecticide de la famille des organochlorés coulait encore dans les sols, l’eau et la nourriture des Antillais. Traditionnellement utilisé pour se débarrasser du charançon des bananiers, le chlordécone a été mis au point aux États-Unis dans les années 1950 puis commercialisé en 1966, d’abord sous le nom de Kepone, puis de Curlone. Dix ans plus tard, il est interdit dans son pays natal après le scandale de l’usine Hopewell : les ouvriers contaminés ont révélé des troubles neurologiques et de la fertilité.

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Le lobby des familles békés régissant les plantations de bananes obtient plusieurs sursis à ce produit toxique : interdit en France en 1990, il reste autorisé pour les Antilles jusqu’en 1993. Pourtant, une mission de l’Inra menée en 1975 démontrait une contamination nette de la faune et de la flore en Guadeloupe (1). Dans la foulée, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) le classe comme agent possiblement cancérogène. Les études scientifiques, les rapports parlementaires, les alertes se multiplient mais l’État s’enterre dans son silence. « La contamination des Antilles françaises pour sept cents ans n’est pas une crise sanitaire de plus après le sang contaminé, la vache folle ou même l’amiante ; c’est la conséquence presque logique de l’économie de plantation », dénonce l’historien Jean-Baptiste Fressoz (2). En 2013, une recherche visant à étudier les liens entre le chlordécone et le cancer de la prostate est arrêtée par l’Institut national du cancer (INCa), dirigé à l’époque par… Agnès Buzyn, l’actuelle ministre de la Santé.

« Il y a deux ans, le Circ a estimé à 227 le nombre de cas de cancer de la prostate pour 100 000 hommes en Martinique. Dans le rapport de Santé publique France sur l’état de santé des Français, il n’y a pas une ligne sur les Antilles et leurs taux records de cancers de la prostate…», signale André Cicolella (3), président du Réseau environnement santé. Le toxicologue alerte également sur les risques de l’effet cocktail avec d’autres toxiques.

La quasi-totalité de la population est contaminée. Une décontamination des sols est-elle possible ? Selon le docteur Josiane Jos-Pelage, de l’Association médicale pour la sauvegarde de l’environnement et de la santé (Amses) en Martinique, « il faudrait environ trois ans pour se désintoxiquer, à condition d’avoir une alimentation saine, ce qui n’est pas le cas pour les productions locales actuellement, d’où l’importance d’un label zéro chlordécone ».

Ce problème sanitaire et environnemental pourrait devenir planétaire, car des tonnes de chlordécone auraient été exportées en Amérique latine, Afrique, Allemagne, Irlande… (4) « L’insecticide était utilisé pour lutter contre le doryphore des pommes de terre, notamment dans les pays d’Europe de l’Est, alerte Jean-François Deleume, médecin et représentant d’Eau & Rivières de Bretagne. Il faut une cartographie des terres contaminées ! » Élargir la prévention (et la décontamination) aux pays européens interpellerait peut-être davantage les politiques et permettrait de mettre fin à la culture de l’oubli et du mépris envers les Outre-Mer.

(1) Les rapports Snegaroff (1977) et Kermarrec (1980).

(2) Le Monde, 19 juin.

(3) Les perturbateurs endocriniens en accusation, André Cicollela, Les Petits matins, mai 2018.

(4) Rapport sur les impacts de l’utilisation de la chlordécone et des pesticides aux Antilles : bilan et perspectives d’évolution, par le député Jean-Yves Le Déaut et la sénatrice Catherine Procaccia (2009).

Écologie
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