Chlordécone : « Les autorités savaient »

Philippe Verdol dénonce le scandale de ce pesticide, dont la toxicité est connue depuis quarante ans. Grâce à la tenacité d’associations antillaises, la justice est à nouveau saisie.

Vanina Delmas  • 4 juillet 2018 abonné·es
Chlordécone : « Les autorités savaient »
© photo : DR

Entre 1972 et 1993, le chlordécone a été utilisé en Guadeloupe et en Martinique dans l’agriculture, notamment contre le charançon sur les bananiers. Cet insecticide, perturbateur endocrinien neurotoxique et provoquant la stérilité masculine, a été reconnu comme cancérogène possible dès 1979 par l’Organisation mondiale de la santé. En 2013, des médecins guadeloupéens, ne pouvant plus rester indifférents face au drame sanitaire de l’île, contactent Philippe Verdol et son épouse, déjà très engagés contre ce pesticide. Ils créent alors l’association EnVie-Santé et obtiennent une première victoire quelques mois plus tard : l’interdiction de l’épandage aérien de pesticides agricoles outre-mer, mais aussi en métropole. Aujourd’hui, ils portent le combat contre cette pollution invisible qui peut contaminer le sous-sol de leur île pendant des siècles.

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Le chlordécone était-il un produit couramment utilisé par les agriculteurs ?

Philippe Verdol : Tout le monde était convaincu que c’était sans danger et bon pour l’agriculture. Des ouvriers agricoles mélangeaient le chlordécone en poudre et l’eau directement avec leurs mains… Une publicité vantait ses mérites : un produit très efficace et rentable, car on ne l’appliquait que tous les dix-huit mois. Il était vendu en petits sachets dans les magasins de bricolage, c’était une offre grand public.

Au départ, l’insecticide permettait de lutter contre le charançon du bananier, mais il y a eu des usages détournés. Une étudiante m’a raconté qu’elle hésitait à reprendre l’exploitation familiale de canne à sucre à Marie-Galante, car son père lui a révélé avoir utilisé du chlordécone. Des agriculteurs m’ont confié l’avoir utilisé sur des cultures maraîchères, de melon, de concombre, d’arbres fruitiers…

Cet insecticide contamine-t-il seulement les sols et l’eau, ou également les bananes ?

Certains assurent que ça ne monte pas dans les fruits, mais je refuse d’être aussi catégorique. En 2006, l’Inra a mesuré des doses de chlordécone dans des bananes et des pamplemousses, et en a détecté dans certains arbres fruitiers, mais sans pouvoir le mesurer précisément. Concernant les bananes, les chercheurs indiquaient avoir trouvé 17 µg de chlordécone par kilo de matière fraîche. La tolérance de précaution pour les fruits et légumes d’agriculture tempérée en Europe était fixée à 10 µg. Au-delà, les produits étaient considérés comme dangereux pour le consommateur européen. Le lobby de la banane a donc fait pression sur les autorités françaises, qui ont elles-mêmes fait pression sur les autorités européennes, qui établissaient les limites maximales de résidus (LMR) pour le chlordécone en 2008. Ainsi, pour les fruits et légumes tropicaux, la limite est passée de 10 à 20 µg.

Quelles sont les conséquences du chlordécone sur la santé ?

Plus personne ne s’étonne d’apprendre que son voisin est mort d’un cancer de la prostate. L’étude Karuprostate (1) a montré qu’après trente à quarante ans d’une exposition significative, un cancer de la prostate peut se développer. En l’an 2000, la Guadeloupe et la Martinique sont passées au premier rang mondial [227 nouveaux cas pour 100 000 hommes chaque année en Martinique – NDLR]. L’étude Ti-Moun (2) a montré que les enfants surexposés peuvent perdre de 10 à 20 points de quotient intellectuel. Il y a cinq ans, une infirmière scolaire nous a contactés, car elle ne reconnaissait plus les profils des enfants de maternelle. Jusqu’en 2008, ceux-ci étaient insouciants, en pleine forme. Depuis, leur santé s’est dégradée : des bébés naissent avec des malformations physiques (sans anus, le visage asymétrique), du diabète ou des problèmes chromosomiques. Les cas d’autisme se multiplient, certains petits sont en dépression profonde à l’âge de 3 ans. D’autres ne font pas la différence entre les sons, les couleurs – sans être daltoniens –, ont des difficultés à se repérer dans l’espace…

Depuis quand êtes-vous engagé dans cette lutte contre le chlordécone ?

En 2005, j’ai entendu parler du rapport parlementaire de Joël Beaugendre, alors député de Guadeloupe, sur la contamination des Antilles par le chlordécone. J’ai réalisé que nous avions un problème de pollution généralisée pour des décennies. Enseignant-chercheur en économie, j’ai proposé ce thème à mes étudiants : comment organiser le développement durable sur un territoire durablement contaminé ? L’objectif : avoir la meilleure santé possible pour la population en se nourrissant le mieux possible. Dans le plan chlordécone 3 lancé en 2015 par les ministères, la préoccupation majeure est que la population trouve les moyens de développer une qualité de vie dans un milieu contaminé… mais sans financement de l’État. C’est minable !

Personne n’avait entendu parler de la toxicité de ce pesticide aux Antilles avant 2005 ?

Lorsque le chlordécone a été interdit aux Antilles en 1993, la population n’avait pas conscience de l’importance de la décision. Au début des années 2000, du chlordécone a été découvert dans la cuve d’une usine censée mettre en bouteille de l’eau de source. L’usine a été fermée, les cuves rincées et des filtres installés. Depuis, l’eau en bouteille et du robinet est filtrée. Les habitants n’ont pas saisi l’importance du problème. Mais l’État a toujours mené une politique d’information segmentant tous les problèmes pour éviter de les relier entre eux. Aujourd’hui, les autorités préfectorales et les agences régionales de santé répondent souvent la même chose aux habitants : à quoi bon s’exciter, puisque cela fait des années que vous êtes dans cette situation ?

Selon vous, l’État a donc caché et entretenu cette pollution au détriment de la santé des Antillais ?

Les autorités savaient que le produit était dangereux pour la santé. Pourquoi avoir accepté qu’une entreprise française rachète le brevet dans les années 1980, alors qu’il était interdit aux États-Unis depuis cinq ans ? Pourquoi l’avoir autorisé pour les bananeraies antillaises en 1972 ? Pourquoi avoir accordé une dérogation jusqu’en 1993, alors qu’il était interdit en France dès 1990 ? Nous ne sommes considérés ni comme des Français ni comme des Européens. On se demande même si nous sommes considérés comme des êtres humains ! Certains représentants de l’État assument leur désintérêt pour les victimes du chlordécone et évitent la question des réparations : aucun recensement des ouvriers agricoles décédés n’a été fait. De même, personne ne se préoccupe de trouver des voies de reconversion pour les agriculteurs et les pêcheurs des zones contaminées, alors ils continuent à travailler clandestinement et à vendre leurs produits.

Votre association s’est portée partie civile dans l’instruction pour « mise en danger d’autrui », confiée au pôle santé du tribunal de grande instance de Paris. Aujourd’hui, vous déposez un recours juridique devant le tribunal administratif de Paris. Qu’en attendez-vous ?

Nous demandons l’abrogation de l’arrêté du 30 juin 2008 « relatif aux limites maximales de résidus (LMR) de chlordécone » dans les aliments d’origine végétale et animale. En décembre dernier, l’Anses [Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail] a rendu un avis affirmant que les LMR sont « suffisamment protectrices » pour la population. Pourtant, il apparaît que quasiment 19 % des enfants ont dépassé la valeur toxicologique de référence au-delà de laquelle se manifestent des pathologies. Nous voulons faire valoir la violation du principe de précaution et agir au niveau européen, car cette directive discrimine les populations antillaises.

Est-ce qu’un vent de révolte citoyenne se lève en Guadeloupe et en Martinique ?

Des associations en parlent et la réalité des cancers est tellement prégnante que la société s’interroge : que pouvons-nous manger ? Il n’y a pas de réponse, pas de traçabilité des aliments, alors nous mangeons ce qu’il y a. Certains choisissent de ne consommer que des produits importés. Le modèle agricole proposé depuis des années par la préfecture préconise l’installation de box, comme dans l’élevage intensif, avec des dalles de béton pour séparer les animaux du sol contaminé, de donner de l’eau filtrée et de la nourriture importée aux bêtes. Aujourd’hui, aux Antilles, cultiver un jardin familial et consommer ses propres fruits et légumes est considéré comme un « comportement à risque ». Nous sommes confrontés à la nécessité d’une révolution agricole et de la pêche, mais les alternatives peinent à émerger.

(1) Elle a été menée en 2010 par Luc Multigner et Pascal Blanchet au CHU de Pointe-à-Pitre sur des hommes âgés de 45 à 75 ans.

(2) Réalisée en 2012 par l’Inserm, sur une cohorte d’enfants guadeloupéens et de leurs mères.

Philippe Verdol Maître de conférences en économie à l’université des Antilles et de la Guyane, en Guadeloupe.

Écologie
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