Halte à la pauvrophobie !

Le mépris envers les plus défavorisés, diffus dans la société, s’exprime jusque dans les discours et les mesures du Président.

Marie Pouzadoux  • 4 juillet 2018 abonné·es
Halte à la pauvrophobie !
© photo : Se nourrir aux Restos du cœur est souvent vécu comme humiliant par les plus précaires.crédit : JOEL SAGET/AFP

J ’ai honte pour mes enfants et pour moi. On me juge et on m’humilie parce que je touche le RSA et que je vis aujourd’hui à l’hôtel. » Coralie, mère isolée de cinq enfants, expulsée en avril du logement qu’elle occupait depuis vingt ans, exprime le poids du regard des autres. Souvent injuriée, méprisée, elle est une victime de la pauvrophobie quotidienne. Cette étiquette de « pauvre » lui colle à la peau et devient statut social (1). « Je n’ai rien et je ne suis rien à leurs yeux. »

La pauvreté en chiffres

En 2016, la pauvreté touchait 13,9 % de la population française, soit près de 9 millions de personnes (Insee, au seuil de 60 % du revenu médian).

Entre 2005 et 2015, le nombre de personnes pauvres a augmenté de 1 million (Observatoire des inégalités).

En 2016, le Credoc a publié une étude selon laquelle plus d’un Français sur trois pense qu’une personne en situation de pauvreté ne fait pas assez pour s’en sortir ; 64 % des personnes interrogées estiment que les chômeurs s’en sortiraient s’ils le voulaient ; et 44 % que les aides sociales déresponsabilisent les bénéficiaires.

« Cassos », « assistés », « paresseux »… Les propos pauvrophobes se sont banalisés. Dans le monde politique, « ce dédain se retrouve à droite comme à gauche », affirme Jean–Christophe Sarrot, chargé de mission à ATD Quart Monde. Un rejet à tous les étages de l’échelle sociale. C’est même souvent chez les classes moyennes inférieures et populaires, à la lisière entre précarité et pauvreté, que la défiance est la plus grande, en dépit d’une proximité sociale, économique et souvent géographique. « La peur menaçante de tomber dans une situation identique instaure une distance sociale et morale », analyse Jean-Christophe Sarrot. C’est ce que souligne également Michel Pouzol dans le documentaire Pourquoi nous détestent-ils, nous les pauvres ? (2). « Le pauvre dérange parce qu’il incarne ce que l’on pourrait devenir », lâche l’ex-député frondeur, qui a lui-même connu la grande pauvreté.

C’est en 2016, à l’initiative d’une campagne menée par ATD Quart Monde, qu’est apparu le néologisme « pauvrophobie ». « La pauvrophobie, c’est penser que les personnes pauvres sont soit incapables, soit pleinement responsables de leur situation », résume Jean-Christophe Sarrot. Elle débouche bien souvent sur un processus de rejet, d’humiliation et de mépris social. Pour l’association, il existe diverses conséquences à cette « pluie fine » d’idées fausses.

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« On me caricature et même des copines me disent “il faut travailler” alors que je fais tout pour, mais je finis par culpabiliser, raconte Coralie. Oui, je touche le RSA, mais j’ai des droits, et on les renie si je ne me bats pas. » S’exprimant le 20 juin lors d’un rassemblement à Paris contre les expulsions locatives, une autre femme dénonce la violence verbale et symbolique : « C’est un harcèlement moral quotidien qui vient de partout. »

L’autre conséquence, c’est « le passage à l’acte du préjugé : la discrimination, explique Jean-Christophe Sarrot. Elle consiste à traiter différemment quelqu’un parce qu’il porte des marqueurs de pauvreté ». Pour la contrer, la loi du 25 juin 2016 a gravé dans le code pénal un 21e critère de discrimination : « à raison de la précarité sociale ». À ce jour, pourtant, aucun recours devant le juge ne l’a invoqué. Aller en justice est un processus long et laborieux. Et il est difficile de prouver la situation de discrimination, tout comme de voir son cas personnel exposé publiquement.

Depuis le début de la décennie, le discours sur la pauvreté se durcit. Certains politiques fustigent « l’assistanat, ce cancer de la société française » (Laurent Wauquiez, en mai 2011), ou les chômeurs qui « partent en vacances aux Bahamas grâce à l’assurance chômage » (Damien Adam, député LREM, en novembre 2017). ATD lance en 2012 une campagne de tracts et sur le Web pour lutter contre les préjugés, qui trouve un bel écho. Puis l’équipe rédige En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté (éd. Quart Monde), qui contre-argumente avec des comparaisons chiffrées. Le livre a été vendu à près de 100 000 exemplaires et en est aujourd’hui à sa 4e édition. Michel Pouzol, qui l’a offert par centaines lors de ses premiers vœux de député, parle d’un « objet de grande utilité pédagogique contre la démagogie ». ATD travaille désormais à compiler des témoignages de situations concrètes de discriminations pauvrophobes, en prévision des 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en décembre.

Certains médias surfent sur la pauvrophobie ambiante. Le très droitier Valeurs actuelles en est coutumier : « Ces assistés qui ruinent la France » (2014)_, « Les assistés : comment ils ruinent la France, enquête sur le pays des 1001 allocs »_ (2016) Et il est loin d’être le seul : « Ces allocs qui découragent le travail » (Le Figaro magazine, 2011), « La France des tire-au-flanc » (Le Point, 2012)_, « Les assistés, comment la France les fabrique »_ (Le Point, 2013) L’idéologie libérale fait porter le poids de la culpabilité aux personnes dans le besoin. « C’est caresser l’opinion publique dans le sens du préjugé. Là est la part de responsabilité des médias, déplore Jean-Christophe Sarrot. Les mauvaises nouvelles font vendre. »

Le chargé de mission prend l’exemple de l’augmentation, annoncée dans de nombreux médias, des fraudes au RSA et à la CAF le 26 avril dernier : « Les fraudes en hausse de 5 % en 2017 » (Le Parisien), « Fraudes aux allocations familiales : nouveau record en 2017» (Valeurs actuelles)… Pour Jean-Christophe Sarrot, « c’est occulter le fait que c’est la fraude détectée qui augmente, à raison de plus d’outils pour la contrôler, et non la fraude elle-même ! » La couverture médiatique dépend aussi des aléas de l’actualité : publication de chiffres officiels, réforme des aides sociales ou encore vague de froid.

« Le traitement médiatique est soit larmoyant, soit culpabilisant », remarque Fadila Derraz, chargée de mission à l’espace solidarité habitat de la Fondation Abbé-Pierre. Dans une volonté de sensationnalisme, les médias de masse canalisent les croyances de l’opinion publique pour les amplifier. Le petit écran ne fait qu’accentuer ces traits grossiers. En zappant, on repère très vite la représentation « classique » fictionnelle du pauvre, « creusant le fossé entre la réalité de la misère et son image médiatique », commente Jean-Christophe Sarrot. La pauvreté extrême est trop souvent abordée par le prisme du fait divers, tandis que la pauvreté « ordinaire » n’est qu’une série de chiffres et de statistiques. La télé-réalité s’est emparée du sujet : le 17 août 2016, M6 a fait scandale en diffusant une émission « documentaire » intitulée La Rue des allocs’, un prime time par caméra embarquée suivant le quotidien difficile des habitants du quartier populaire de Saint-Leu à Amiens (Somme). Pas question d’évoquer les parcours de réinsertion, le travail d’accompagnement et l’entraide : la caméra tourne en mode pathos et présente les personnes comme oisives, alcooliques, bagarreuses, simplistes, impolies. L’émission, heureusement, ne durera pas.

« Responsabiliser les gens »

L’instrumentalisation politique et médiatique de la pauvreté favorise ainsi la catégorisation entre « bon » et « mauvais » pauvre. Le « bon » pauvre est celui qui fait rire ou qui s’en sort, il peut même être la « belle histoire » du JT. Le mauvais pauvre est celui qui cumule les « handicaps » sociaux et économiques, qui semble accepter son sort sans rien vouloir y changer. Les pauvres ne sont donc pas tant « les oubliés des médias » que les plus mal représentés.

Quel regard pose la macronie sur les pauvres aujourd’hui ? « Le discours est moins pauvrophobe mais plus subtil, qui consiste à dire : les gens doivent se bouger », résume Jean-Christophe Sarrot. « Le modèle de la start-up société, c’est démerdez-vous », renchérit Michel Pouzol. Illustration par la petite vidéo filmée par le service de presse de l’Élysée, où le chef de l’État lâche, au cours d’une réunion de travail : « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux et les gens ne s’en sortent pas », avant de conclure : « Il faut responsabiliser les gens. »

Dans son documentaire, l’ancien député résume : « Il est plus facile de faire la guerre aux pauvres qu’à la pauvreté. » Il redoute « une politique orientée vers la charité plutôt que vers la solidarité étatique ». Et défend l’idée que lutter contre la pauvrophobie serait un bon début pour lutter « plus efficacement » contre la pauvreté, par des mesures modestes, telle « la création d’un dossier administratif commun pour les demandes d’aides sociales, qui éviterait l’humiliation, une énième fois, de raconter au guichet son histoire ». Selon lui, « la pauvreté est réductible, on peut changer les choses, il faut juste y mettre les moyens et arrêter de stigmatiser les personnes ».

Ce message politique n’est pas neuf. Victor Hugo le portait déjà à l’Assemblée nationale en 1849 : « Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. La misère est une maladie du corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain ; la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. Détruire la misère ! Oui, cela est possible ! Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli. »

(1) Lire aussi sur Politis.fr « Droits sociaux : pourquoi l’État manque sa cible ».

(2) Documentaire coréalisé avec Sarah Carpentier, diffusé fin 2017 sur Canal Planète+.

Société Économie
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