Joan W. Scott : « La laïcité a rigidifié l’inégalité de genre »

L’historienne américaine Joan W. Scott montre comment le discours sur la séparation entre sphères publique et religieuse a été utilisé pour asseoir la subordination des femmes.

Olivier Doubre  • 26 septembre 2018 abonné·es
Joan W. Scott : « La laïcité a rigidifié l’inégalité de genre »
© photo : Vincent Richard

Professeure émérite au prestigieux Institute of Advanced Study de Princeton (États-Unis), Joan W. Scott a étudié par le passé l’histoire de l’inégalité entre les hommes et les femmes tout au long des XIXe et XXe siècles, en France et plus largement en Occident. Elle répond aujourd’hui aux thuriféraires du « choc des civilisations » et autres militants anti-islam, qui veulent faire croire que l’égalité de genre aurait été, de tout temps, une garantie offerte par la laïcité.

Vous insistez dans votre livre sur le fait que l’inégalité de genre a été fondamentale dans la séparation de l’Église et de l’État, qui, en 1905, va inaugurer la modernité occidentale. Comment cette inégalité de genre a-t-elle été formulée ?

Joan W. Scott : Essentiellement en termes de séparation des sphères féminine et masculine, telle qu’elle a été édictée dès la fin du XVIIIe siècle et plus encore au XIXe. Les hommes étaient en charge du marché, des affaires, de la politique et du domaine public. Les femmes étaient repliées sur la sphère privée, celle de la famille, du foyer, des enfants, du sexe… Et, au moment de la séparation de l’Église et de l’État, les femmes étaient associées à la religion, car les concepteurs de cette mesure les considéraient comme ayant d’abord une sensibilité religieuse, non seulement en France, mais aussi aux États-Unis ou en Angleterre.

Aux États-Unis, toutefois, cette sensibilité religieuse était davantage conçue comme pouvant conférer un peu de douceur au capitalisme. Les femmes étaient perçues comme « the heaven in a heartless world » (« le paradis dans un monde sans pitié »). Elles apportaient quelque chose de finalement positif à la société, malgré l’inégalité fondamentale en droits avec les hommes. Mais la France avait pour particularité que la religion y était l’ennemie de la République : les femmes étaient donc d’abord des agents de l’Église !

C’est pourquoi vous n’hésitez pas à rappeler que la laïcité a introduit « un nouvel ordre de subordination des femmes »

Des différences avaient toujours existé entre hommes et femmes, bien sûr, mais, avec l’avènement de la modernité occidentale, la distinction devient plus rigide. Cette constatation n’est pas de mon fait : je cite un grand nombre d’historiens qui ont étudié cette évolution. Dès cette époque, Durkheim explique la division du travail entre hommes et femmes, qui se traduit par une division entre les sphères privée et publique. Et c’est bien avec cette division que l’on inaugure l’État moderne : il est alors très important d’insister sur la séparation entre l’Église (donc les femmes) et l’État (donc la sphère publique, réservée aux hommes). Or, aujourd’hui, même si les femmes ne sont plus à ce point associées à la sphère privée (et à la religion), cette séparation demeure profondément inscrite dans les consciences.

Reconnaissant votre dette vis-à-vis des travaux de Michel Foucault, vous considérez la laïcité comme une « opposition discursive de pouvoir ». Pourquoi ?

J’ai tenté de réaliser une généalogie de la laïcité. Et c’est d’abord l’emploi qui est fait du discours sur la laïcité qui me paraît important, c’est-à-dire son usage par les tenants du « choc des civilisations » contre l’islam et les musulmans. J’ai en effet été influencée par Foucault, en particulier par sa conception de la généalogie, qu’il explique dans Les Mots et les Choses (1965) en insistant sur la discontinuité historique des discours et des notions. Il s’agit de prendre un concept dans son usage contemporain pour comprendre les effets du discours sur ce concept. C’est ce que j’ai essayé de faire avec la laïcité – qui renvoie à une question de pouvoir, surtout parce que la laïcité a toujours à voir avec l’État.

Comment la laïcité en est-elle venue à être utilisée, voire instrumentalisée, par les tenants du « choc des civilisations » ?

Cette question renvoie à mon précédent livre, La Politique du voile, paru aux États-Unis en 2007 (1). Je m’étais alors interrogée sur la façon dont fonctionne cette prétendue impossible intégration des musulmanes dans la République française. Sur ce sujet, beaucoup d’hommes politiques, mais aussi de féministes, soutenaient que la laïcité était la principale garantie de l’égalité hommes-femmes. Or, en tant qu’historienne de la France et du féminisme ici, je me souvenais très bien avoir écrit et enseigné que les révolutions française et américaine n’avaient pas été synonymes de progrès en faveur des femmes. Selon certaines historiennes, elles ont même entraîné une dégradation de la condition des femmes.

J’étais donc interloquée, mais j’ai aussi pris conscience que la controverse sur ce présumé « choc des civilisations » permettait d’oublier ce corpus d’histoire que nombre d’historiennes féministes et moi-même avions produit durant les trente ou quarante dernières années du XXe siècle. C’est pourquoi j’ai décidé de revisiter ces recherches afin de montrer que la laïcité n’a jamais été instituée pour garantir l’égalité hommes-femmes dans la modernité occidentale.

Vous montrez aussi que le discours « laïciste » sur l’inégalité de genre remonte à un imaginaire, une pensée et des pratiques qui sont liés à l’histoire coloniale.

Il y a deux faces à cette histoire. La première repose sur le contraste construit entre « eux » et « nous », qui serions les « civilisés ». J’ai retrouvé un chapitre intéressant du livre de Tocqueville De la démocratie en Amérique, intitulé « Comment les Américains comprennent l’égalité de l’homme et de la femme ». Il se fonde sur la conception libérale du consentement : en signant un contrat dans lequel elle consent à l’inégalité et à la soumission, la femme formulerait un consentement libre, et l’on doit considérer qu’elle est l’égale de l’homme avec qui elle signe ce contrat. Or les indigènes colonisées n’avaient pas accès à cette notion de contrat « librement » consenti. C’est ce qui a permis aux impérialistes d’affirmer que les femmes colonisées étaient inférieures aux Européennes.

La seconde face de l’histoire repose sur l’exportation de cette conception dans les pays colonisés : les Anglais en Inde ou en Égypte, les Français en Algérie ou ailleurs ont introduit une différence entre la loi (ou le contrat) en matière de propriété (où le chef de famille est bien sûr le décideur) et ce qui concerne la vie religieuse, où c’est la religion qui va s’occuper des femmes. Ce qui a évidemment légitimé une inégalité entre hommes et femmes. Et cette division a persisté jusque dans l’organisation des nouvelles nations indépendantes. C’est pourquoi plusieurs historiens ont montré que les inégalités de statut entre hommes et femmes dans les pays post-coloniaux trouvent pour une grande part leur origine dans cette inégalité instituée sous le joug colonial. On voit là l’impact important du colonialisme sur l’inégalité de genre – qui a perduré jusqu’à aujourd’hui.

Vous montrez que ce discours du « choc des civilisations » connaît une sorte de renouveau en mettant en exergue une (hypothétique) émancipation sexuelle des femmes occidentales. Il est devenu plus difficile à tenir depuis les affaires Weinstein et la déferlante #metoo…

La question de l’émancipation sexuelle des femmes occidentales a toujours été au cœur du discours contre l’islam et l’oppression que subissent beaucoup de femmes musulmanes. Les femmes occidentales seraient totalement libérées et en capacité de toujours choisir avec qui elles veulent coucher… à la différence des femmes musulmanes, toujours présentées comme opprimées sexuellement.

Jusqu’à l’année dernière, l’argument a fonctionné à plein. Mais, avec #metoo, on a bien vu que beaucoup d’hommes occidentaux, avec leur culture masculine, se croient intimement autorisés à abuser sexuellement des femmes. Et il s’agit chez eux assurément d’une sexualisation du pouvoir. Avec toutes ces révélations, la signification de l’émancipation sexuelle des femmes occidentales est fortement remise en question ! Pour autant, je ne crois pas que cela a vraiment encore infirmé le contraste entre femmes occidentales et femmes « orientales ». Car je crains que beaucoup de féministes occidentales, prêtes à remettre en cause la domination masculine chez elles, changent de lunettes dès qu’il s’agit de l’islam !

(1) Éditions Amsterdam, 2017.

La Religion de la laïcité Joan W. Scott, traduit de l’anglais (États-Unis) par Joëlle Marelli, Flammarion, 320 pages, 23,90 euros.

Idées
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