Violences urbaines : « Marseille, c’est nous ! »

Les sœurs d’un jeune Marseillais, tué en mai dans une fusillade, mobilisent les habitants des quartiers nord et exigent des actes forts contre la circulation des armes et les trafics.

Erwan Manac'h  • 31 octobre 2018 abonné·es
Violences urbaines : « Marseille, c’est nous ! »
photo : Des parents d’élèves manifestent, le 18 novembre 2010 à La Castellane, quartier nord de Marseille, pour protester contre l’insécurité et l’insalubrité aux alentours de l’école de leurs enfants.
© VINCENT BEAUME/AFPnCi-dessous : Marche blanche du 17 juin 2018, du Plan d’Aou à l’Estaque.

C’est une colère emplie de douleur qui explose ce lundi 29 octobre à la Maison pour tous du Plan d’Aou, petit quartier populaire perché sur une colline en surplomb du nord de Marseille. Les cinq sœurs d’Engin Günes, décédé le 25 mai dans une fusillade à la buvette d’une association sportive de l’Estaque, refusent que leur frère soit « mort pour rien » et veulent crier leur sentiment d’abandon. Le jeune homme est tombé ce soir-là d’une balle « perdue », dans un « règlement de comptes » : diagnostic posé comme une litanie, avec une froideur insupportable pour cette famille brisée.

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Soutenues par un collectif d’habitants du Plan d’Aou et le Syndicat des quartiers populaires, elles interpellent la préfecture, la mairie, le ministère de l’Intérieur et toutes les oreilles du pouvoir qui pourront entendre leur détresse. Car rien n’a changé, depuis cette soirée de mai, comme après chacun des meurtres qui secouent Marseille et les villes où le trafic de drogue propage la violence. Même la promesse symbolique faite à la famille Günes de renommer le stade de foot du quartier du nom de leur fils cadet semble avoir été oubliée par la mairie d’arrondissement, dénoncent-elles.

Les cinq sœurs réunies autour de leur mère demandent également une politique enfin efficace contre la circulation des armes de guerre. Seul moyen, selon elles, d’arrêter l’hécatombe. Car si le trafic a toujours semé la mort, dans des proportions comparables au décompte tenu aujourd’hui par les services de police – 22 morts par an en moyenne dans les Bouches-du-Rhône et déjà 19 en 2018, selon la préfecture de police –, la situation est, de l’avis de tous les témoins présents ce lundi, devenue insupportable.

Leur colère résonne bientôt aux quatre coins de la petite salle, remplie par des militants et habitants des quartiers. Des mères « devenues paranos » expriment une angoisse mêlée d’indignation, à cause du face-à-face quotidien avec les « réseaux » de trafic de drogue et ses violences. « Ces jeunes qui tiennent les murs et ceux qui tirent, ce sont les nôtres. Ils sont en détresse », se désespère Zora, une mère de quatre enfants qui vit, travaille et milite au Plan d’Aou depuis toujours.

Ces témoins expriment surtout le sentiment d’être oubliés à la misère. Celle qui pousse les jeunes vers les réseaux du trafic malgré une réalité qu’ils savent violente et un appât du gain en réalité relatif. Le trafic reste une économie très inégalitaire, où une minorité de « grossistes » engrange tous les bénéfices. Un guetteur, souvent mineur, gagne entre 40 et 60 euros par jour, à raison d’une dizaine d’heures de travail six jours sur sept, alors que les « nourrices » qui cachent la drogue perçoivent une cinquantaine d’euros et que les « charbonneurs » qui l’écoulent sont payés une centaine d’euros, à en croire la note de comptabilité d’un trafiquant marseillais retrouvée par la police en 2013 (1).

Mais l’espoir d’une ascension dans le deal joue malgré tout, comme l’absence de perspective dans la voie légale. « Aujourd’hui, c’est triste à dire, mais il est plus facile d’acheter une kalachnikov que de trouver un travail », lâche Toni Rodriguez, militant syndical au McDonald’s de Saint-Barthélémy, dans les quartiers nord, en lutte depuis six mois contre sa fermeture annoncée. Il est venu en soutien de la famille Günes et du mouvement qu’elle espère initier.

Tous se montrent donc sceptiques, face au plan de « reconquête républicaine » annoncé en septembre par le gouvernement pour 15 quartiers, avec des (maigres) renforts de police, à hauteur de 30 agents supplémentaires à Marseille. Énième annonce, qui succède à un important travail d’enquête concertée initié en 2012, avec une « approche globale » prévoyant un renfort et une fidélisation des effectifs, la création d’une préfecture de police de plein exercice, ainsi qu’un travail social pour empêcher la réinstallation des trafics démantelés, indique la préfecture à Politis. Elle enregistre une hausse de 32 % des affaires de stupéfiants « réalisées » en 2017, la saisie de 3,2 tonnes de cannabis et de 206 kg de cocaïne, ainsi que 7 millions d’euros d’avoir financier en 2018. La préfecture fait les comptes et se targue d’un taux d’élucidation de 70 % en 2017 et 2018, d’avoir empêché 9 « passages à l’acte » depuis un an et demi grâce à des « interpellations préventives », d’avoir démantelé 158 réseaux de trafic en trois ans et saisi 500 armes depuis le début de l’année. Après un règlement de comptes, elle déploie également un « dispositif d’intervention et de soutien aux personnes affectées par des actions violentes » (Dispav), prévu pour la famille Günes, dont certains membres sont effectivement accompagnés par une psychologue. Un travail qui se révèle parfois insuffisant, pour les familles en proie à des représailles, qui nécessitent d’être relogées et dont les enfants doivent changer d’école.

© Politis

Tout cela n’a pas empêché de nouveaux « règlements de comptes ». Au contraire, l’action policière désorganise les réseaux et attise les rivalités, qui se régulent par le feu, comme le souligne la préfecture elle-même : les interpellations « déstabilisent les bandes en place et peuvent engendrer des rivalités nouvelles, des guerres de territoires et des vendettas », écrit-elle dans un courrier à destination de la presse. L’année 2018, particulièrement meurtrière, s’expliquerait ainsi par des libérations de trafiquants animés d’une « volonté de reconquête du territoire », selon le préfet de police Olivier de Mazière.

Et les actions spectaculaires destinées à « faire des coups » ont montré leur inefficacité, estiment les habitants réunis lundi. Les courses poursuites, les descentes dans les garages, les saisies… « Les policiers font leur travail, mais cela monte les habitants les uns contre les autres », soupire une mère de famille qui dit craindre les représailles si elle venait à parler à la police. Face à ce cauchemar sans fin, tous les témoins effleurent donc, à des degrés de conviction différents, l’idée que seule la légalisation du cannabis peut constituer une solution durable.

Ce n’est pas la revendication mise en avant par la famille Günes, mais elle espère en revanche que sa douleur servira à enclencher une mobilisation des habitants. Avant elle, d’autres mères et sœurs endeuillées ont porté cette parole résolue. Accablées par une douleur qui les oblige. « On fait tous le deuil à sa façon, mais moi, depuis ce jour, j’ai une plaie béante qui me structure », s’épanche Demet, 44 ans, l’aînée de la famille Günes. « On fait face à une responsabilité qu’on ne pensait jamais devoir assumer », assure ces sœurs brisées, par la voix d’Oya, 31 ans, la cadette de la famille.

Le Collectif du 1er juin est parvenu à mobiliser et à interpeller les médias, en 2013, avant de faire scission en raison de divergences politiques et de soupçons réciproques de « récupération », écueil bien connu des militants des quartiers populaires. Fragilisé, aussi, par la peur des représailles, que ces victimes gardent chevillées au corps lorsqu’elles décident de faire éclore leur colère. Une partie de ce réseau poursuit l’action associative avec les moyens du bord – les centres sociaux, notamment, doivent composer avec la perte des emplois aidés, la baisse de 11 % des crédits de la politique de la ville en 2017 et les subventions désormais passées par appels d’offres – pour agir comme un « réseau de résistance anonyme », sans structure formelle afin d’« éviter la récupération », estime la militante Yasmina Benchenni, contactée par téléphone. D’autres acteurs ont prolongé le combat politique au sein d’un Collectif des habitants des quartiers populaires, entre 2013 et 2014. Leurs « assemblées populaires » ont élaboré 101 propositions, avec la volonté d’éviter le « syndrome “Ni putes ni soumises“ », qui, en mettant en avant des « mères courage », contribue à « criminaliser les pères et les frères, en faisant d’eux des bandits », selon Mohamed Bensaada, militant historique marseillais qui accompagne la famille Günes.

Mais le mouvement a été à son tour rattrapé par des clivages politiques au moment des élections municipales. Depuis, un noyau de militants proche de La France insoumise et de l’ex-galaxie Front de gauche anime le Syndicat des quartiers populaires en tentant de lutter pour l’accès aux droits, comme le logement, la sécurité ou l’emploi.

Les sœurs Günes, elles, comptent agir par étape pour chercher un « effet boule de neige ». Un tournoi de foot interquartiers doit être organisé, avec des maillots floqués des noms « des personnes décédées », détaille Demet, corrigée par sa sœur cadette : « qui ont été assassinées ». Une manifestation doit aussi être organisée pour faire entendre la colère de toutes les familles et revendiquer le « droit commun » dans les quartiers pauvres.

Pourquoi pas sur la colline jouxtant l’autoroute, qu’aperçoivent les croisiéristes et les gens de passage, sur laquelle les 9 lettres énormes de Marseille trônent fièrement, suggère Demet. « Nous écririons “nous sommes les oubliés” », ajoute une militante, entraînant un début de remue-méninges. « Les invisibles », soumet une autre, interrompue par une troisième… « Pourquoi pas “Marseille, c’est nous ” ? »

(1) « À Marseille, La Castellane était un centre commercial de la drogue bien géré », Mediapart, 15 septembre 2015.