Six mois de Macron avec sursis

Après la terrible journée du 1er décembre, le gouvernement gèle jusqu’en mai plusieurs mesures contestées et promet un dialogue. Très loin de l’énorme malaise révélé par les gilets jaunes.

Michel Soudais  • 5 décembre 2018 abonné·es
Six mois de Macron avec sursis
© photo : Yann Castanier/AFP

Apaiser la situation pour éviter qu’elle dégénère. Gagner du temps. Ne pas se dédire. Les réponses de l’exécutif aux revendications des gilets jaunes, dévoilées mardi par le Premier ministre, ont manifestement été calibrées pour répondre à ces trois préoccupations de… la majorité. Calmeront-elles la profonde colère sociale et l’exigence d’égalité qu’ont révélées trois semaines de blocages et de manifestations violentes ? Il serait présomptueux de le penser. Le moratoire sur la hausse des taxes sur les carburants prévue au 1er janvier, revendication initiale des gilets jaunes, n’est au sens strict qu’un délai concédé avant que cette hausse ne s’applique. C’est un geste « insuffisant », avaient déjà réagi plusieurs figures du mouvement, réclamant une refonte de la fiscalité et une hausse des salaires et des pensions.

Le gouvernement y ajoute le gel des tarifs du gaz et de l’électricité, dont les tarifs devaient augmenter au 1er janvier et suspend aussi les modalités de durcissement du contrôle technique des véhicules qui devait intervenir à cette même date. Toutes ces suspensions sont accordées pour six mois afin, a précisé Édouard Philippe, de « permettre d’engager un vrai dialogue sur les préoccupations exprimées » ces dernières semaines par le mouvement des gilets jaunes. En repoussant ainsi de trois à six mois la « concertation » annoncée, le 27 novembre, par Emmanuel Macron dans son discours sur la transition écologique, l’exécutif espère faire retomber la pression d’ici aux élections européennes du 26 mai, qui se tiendront donc juste avant la fin de ce sursis.

Cette reculade, car c’en est une, n’est donc pas dénuée d’arrière-pensées électorales même si, dans son allocution, le Premier ministre l’a justifiée par la nécessité de mettre fin aux violences qui, « depuis le début du mouvement », ont causé la mort de « quatre de nos compatriotes » et fait « plusieurs centaines de blessés ». Après avoir parié sans succès sur le pourrissement du mouvement et sa division, le gouvernement longtemps sourd à la colère qui s’exprimait sur des ronds-points, des péages, près de zones commerciales ou dans les rues de nombreuses villes de France, n’avait guère d’autre choix que de céder un peu.

Samedi 1er décembre, le torrent est sorti de son lit et il est devenu patent que la seule réponse policière ne parviendrait pas à l’endiguer. À Paris, la mobilisation des gilets jaunes « acte III » a totalement débordé le périmètre où le ministère de l’Intérieur et le préfet de police prétendait le canaliser. Avec plus d’ampleur et de violence que la semaine précédente quand, refusant l’assignation de se rassembler au Champs-de-Mars, ils avaient déboulé sur les Champs-Élysées et s’étaient longuement heurtés aux forces de l’ordre, les gilets jaunes rejoints par des cheminots et des habitants des quartiers venus à l’appel du comité Vérité pour Adama étaient bien plus nombreux dans les rues du centre de la capitale que dans la « fan zone » où Christophe Castaner avait imaginé enfermer leur rassemblement.

L’important dispositif policier mis en place – 5 000 hommes –, tout autour des Champs-Élysées et de la place de la Concorde, n’a pu empêcher ces manifs sauvages de tourner à l’émeute. Pire, en en empêchant l’accès à grand renfort de grenades lacrymogènes, les forces de l’ordre n’ont fait que souligner auprès des manifestants l’absence d’écoute du gouvernement et attiser leur colère. Très vite, la distinction que certains ont voulu faire entre les casseurs, issus de groupes d’extrême droite ou d’extrême gauche, dont la présence est avérée, et les gilets jaunes est apparue bien artificielle. Nous avons pu voir des hommes et des femmes tout à fait ordinaires, venus manifester avec leur seule chasuble de sécurité routière, excédés du traitement qui leur était fait par le dispositif de sécurité, ériger des barricades de fortune. D’autres les enflammer ou lancer des projectiles sur les forces de l’ordre. Avec le bilan que l’on sait : 249 feux recensés par les pompiers, visant 112 véhicules, 130 mobiliers urbains et 6 bâtiments, selon le préfet de police, Michel Delpuech ; 162 personnes prises en charge dans les hôpitaux parisiens.

Cette escalade de la violence se reflète également dans les moyens employés de leur côté par les forces de l’ordre. Les seules compagnies républicaines de sécurité (CRS) et les compagnies de sécurisation et d’intervention de la préfecture de police (CSI) ont procédé à 1 193 tirs au lanceur de balles en caoutchouc, utilisé 1 040 grenades de désencerclement et 339 grenades GLI-F4, munition composée notamment d’une charge explosive de 25 grammes de TNT, selon Libération (3 décembre). Nos confrères rappellent, à titre de comparaison, que pour l’ensemble de l’année 2017, l’Inspection générale de la police nationale avait comptabilisé 796 tirs de grenades de désencerclement, soit un tiers de moins que pour la seule journée de samedi. L’énormité de ces chiffres, qui ne comptabilisent pas les moyens employés par les unités de gendarmes mobiles, très présentes samedi dans la capitale, dit l’impasse dans laquelle se trouvait le gouvernement face à cette contestation spontanée et multiforme.

Le même jour, alors que le ministère de l’Intérieur tentait une nouvelle fois d’en minimiser l’ampleur, des manifestations et des blocages étaient recensés un peu partout en France. Certains émaillés par des échauffourées plus ou moins graves, notamment à Marseille, Dijon, Toulouse ou Bordeaux. À Le Pouzin, petit village de l’Ardèche de 2 800 habitants, 19 gendarmes ont été blessés après avoir fait usage de gaz lacrymogènes contre un rassemblement de 250 gilets jaunes.

Ces scènes de violence, inédites depuis 1968, n’affectent pas vraiment la perception du mouvement, soutenu par une très large majorité de Français à en croire deux sondages réalisés au lendemain de cette folle journée. 72 % des personnes interrogées par Harris Interactive, le 2 décembre, déclarent soutenir le mouvement – un chiffre inchangé depuis la précédente enquête d’opinion de cet institut, le 14 novembre. Elles sont aussi très critiques à l’égard de l’exécutif puisque 90 % d’entre elles, dont 65 % des sympathisants LREM, estiment que le gouvernement n’a pas été à la hauteur de l’événement, et jugent Emmanuel Macron « arrogant » (72 %, en progression de 4 points), « déconnecté de la réalité des Français » (71 %, + 6 points) et « trop autoritaire » (68 %, + 6). À l’inverse, le Président peine à être jugé « courageux » (42 %, – 9), « compétent » (31 %, – 7), « sympathique » (29 %, – 8) ou encore « rassurant » (17 %, – 7).

En imposant à la hussarde une pléiade de mesures de libéralisation de l’économie sans aucune contrepartie sociale (transformation de l’ISF en IFI, flat-tax, réforme par ordonnances du code du travail…), Emmanuel Macron et son gouvernement affirmaient vouloir « libérer les énergies ». Sans doute ne s’attendaient-ils pas à ouvrir à ce point les vannes de la contestation.

Au sortir du week-end, le gouvernement ne pouvait espérer renouer le dialogue sans battre en retraite. Plusieurs ministres, dont Jean-Michel Blanquer et son secrétaire d’État, Gabriel Attal, ou la ministre de l’Enseignement supérieur, étaient contraints d’annuler des déplacements en région, pour ne pas accroître la charge des forces de l’ordre déjà très sollicitées. Notamment pour contrer la mobilisation des syndicats lycéens contre les réformes dans l’Éducation nationale qui commençait à prendre de l’ampleur, portée par la contestation des « gilets jaunes », et touchait lundi 188 lycées, selon le ministère de l’Intérieur.

Les partis d’opposition, consultés lundi à Matignon par Édouard Philippe à la demande d’Emmanuel Macron, réclamaient au gouvernement de lâcher du lest, on n’ose dire le lui conseillaient.

Ce qui n’était pas du goût de tous les élus LREM. Tout recul compromettra les réformes à venir sur les retraites, la fonction publique ou l’assurance chômage (lire ici), craignent ces derniers, à l’instar de François Patriat : _« Il faut tenir la ligne pour l’avenir du quinquennat », plaide le président du groupe LREM au Sénat. « Si nous faisons le choix d’écouter » les gilets jaunes, renchérit Éric Poulliat, député de la Gironde, « nous faisons le choix de renoncer à la légitimité de l’élection, […] un choix crucial qu’il nous faudra assumer maintenant et envers les générations futures : la fin de la démocratie ! »

Lundi après-midi, l’Assemblée nationale, indifférente aux protestations, adoptait sans ciller le budget de la Sécurité sociale comprenant des économies sur l’hôpital et la médecine de ville. Un budget qui ne prévoit de revaloriser les pensions de retraite et les allocations que de 0,3 %, loin de l’inflation, pour économiser 1,8 milliard d’euros. À rebours des revendications désormais portées par les gilets jaunes. Signe qu’au-delà des temporisations concédées par le gouvernement, Emmanuel Macron et sa majorité ne sont pas près de changer de cap.

Politique
Temps de lecture : 8 minutes