« Ce régime empêche les Algériens de respirer »

Acteur engagé de la société civile algérienne, Hakim Addad analyse les raisons de l’immense mobilisation populaire anti-Bouteflika et les rapports de force qui s’exercent au sein du pouvoir.

Olivier Doubre  • 12 mars 2019 abonné·es
« Ce régime empêche les Algériens de respirer »
© photo : Le 8 mars dans les rues d’Oran. crédit : AFP

Où va l’Algérie maintenant ? Abdelaziz Bouteflika a finalement renoncé, le 11 mars, à se présenter pour un cinquième mandat, mais il a dans le même temps annulé l’élection présidentielle prévue le 18 avril, ce qui, de fait, prolonge son quatrième mandat, en dehors de tout cadre constitutionnel. Il a promis aux Algériens de remettre le pouvoir à son successeur, mais seulement une fois achevée une « conférence nationale » devant accoucher d’une nouvelle constitution avant la fin 2019, qui devra être ensuite adoptée par référendum, avant que soient organisées de nouvelles élections. Soit, au bas mot, un an de plus dans le fauteuil (roulant) présidentiel. Pas sûr que cela convainque la rue, car ce sont bien les millions d’Algériens manifestant pacifiquement qui ont fait reculer le pouvoir.

« Je comprends les motivations des nombreux compatriotes qui ont choisi ce mode d’expression », énonce le préambule de la « lettre » adressée au peuple le 11 mars… Mais Bouteflika est-il vraiment l’auteur de ce message ? Beaucoup d’Algériens en doutent, puisque le vieil homme – 82 ans – est grabataire depuis son AVC en 2013, a été hospitalisé à Genève du 24 février au 10 mars, et n’a pas été vu en public depuis des lustres. Les « décideurs », selon l’euphémisme courant pour désigner les forces qui détiennent le pouvoir dans l’ombre, ont probablement jugé qu’il valait mieux lâcher sur le 5e mandat pour garder la main sur la suite.

Cofondateur en 1993 du Rassemblement actions, jeunesse (RAJ), Hakim Addad est toujours un acteur engagé de la société civile algérienne et de ses mouvements sociaux. Participant au mouvement populaire né le 22 février en Algérie, il observe la forte mobilisation des Algériens et analyse le comportement du pouvoir face aux revendications populaires.

Le président Bouteflika est grabataire. Les Algériens savent-ils qui les gouverne réellement ? À qui en veulent-ils d’abord ?

Hakim Addad : Les Algériens savent qui les gouverne ! Je dirais même depuis toujours, en tout cas depuis l’indépendance. Ils savent que ce n’est pas uniquement la personne qui est mise en avant sur la photo, mais des clans, qu’il s’agisse de militaires ou de membres des services de sécurité, ou plutôt de renseignement. Depuis une vingtaine d’années et l’accession au pouvoir de Bouteflika, s’y ajoutent des membres de l’oligarchie, surtout des hommes d’affaires qui sont venus s’associer à la famille du président. Les Algériens savent donc très bien que ce n’est pas un homme seul qui dirige le pays, mais un conglomérat de personnes qui mettent en avant depuis ­toujours un ­personnage qui les représente et qui est en quelque sorte le porte-parole non pas des Algériens, mais du pouvoir. Or l’état de santé de l’actuel président et la volonté de ce pouvoir (pas seulement la famille Bouteflika) d’être à nouveau représenté par lui ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ! C’est cela qui a fait sortir massivement les Algériens dans la rue, affirmant qu’ils ne veulent plus de ce pouvoir ni de l’image qu’il propose, et surtout qu’ils exigent de changer de système politique. La problématique n’était pas tant de refuser un cinquième mandat que de changer en profondeur ce régime qui empêche les Algériens de respirer, qui réprime les droits et les libertés, qui a conduit l’Algérie là où elle est, dans ce marasme économique et social dans lequel se débattent ses citoyens.

L’oligarchie qui se partage le pouvoir, entre armée, services de renseignement et de sécurité, milieux d’affaires et haute administration, continue-t-elle à être solidaire, voire à faire bloc, ou bien commence-t-elle à se fissurer ?

Le propre de ce pouvoir, jusqu’à présent, lorsqu’il y avait des rendez-vous importants tels qu’une élection présidentielle, était de se mettre globalement d’accord auparavant. Bien sûr, les clans se partageant le pouvoir étaient en concurrence, bataillaient entre eux pour savoir quel candidat présenter, mais ils s’accordaient in fine sur un candidat commun pour représenter l’ensemble du pouvoir. Or, cette fois, on a vraiment l’impression qu’au sein même du régime ils ne sont pas d’accord. Pour cette raison, on peut supposer qu’un clan aura forcé la main aux autres en lançant la candidature de Bouteflika. Je dirais même que la manière dont les autorités gèrent les manifestations laisse à penser que les protagonistes ne sont pas tous d’accord entre eux. Peut-être même que certains clans ne souhaitaient pas que Bouteflika soit le candidat du régime. C’est d’ailleurs l’hypothèse la plus dangereuse, car un régime instable rendrait l’avenir incertain.

Certains pourraient vouloir réprimer les manifestations, comme en 1988, avant de voir le processus électoral interrompu. La cacophonie qui règne entre les clans au pouvoir est telle qu’elle peut malheureusement nous entraîner dans une spirale de violence. C’est d’ailleurs pour cette raison que les slogans dans les manifestations appellent à un changement de régime plutôt qu’à la chute du régime en place, afin d’éviter les risques de répression brutale. L’enjeu est de réussir à formuler des propositions politiques de sortie de crise, plutôt que de revendiquer la simple chute du régime, qui pourrait nous emporter vers un inconnu potentiellement très sombre.

Il s’agit de renouer avec un processus démocratique qui a été suspendu ou interrompu en 1992, et qui devra se terminer par des élections présidentielle, législatives, etc. En rouvrant le champ des libertés aux ­Algériens, aux partis politiques, à la société civile, afin que tous puissent débattre et soumettre leurs propositions au peuple de manière libre et démocratique.

L’Algérie est rongée depuis au moins vingt ans par une corruption généralisée. Pensez-vous que les manifestants soient prêts à accepter des concessions de la part du pouvoir ? Ou bien sommes-nous dans une situation prérévolutionnaire ou révolutionnaire, avec le peuple décidé à abattre le pouvoir en place ?

Il est difficile d’en juger, surtout en des termes aussi catégoriques. Toutefois, cela fait maintenant trois semaines que les Algériennes et les Algériens manifestent presque ­quotidiennement. Or, la seule réaction du pouvoir a finalement été de dire qu’il n’avait cure de la mobilisation populaire. Et de continuer à affirmer : « Nous présentons Bouteflika ! » Même si cette candidature comportait sans aucun doute un recul, puisqu’elle était accompagnée de la fameuse lettre annonçant : « Je me présente à l’élection présidentielle… pour ensuite organiser des élections anticipées ! »

Quelle est l’image de l’armée dans la population algérienne aujourd’hui ?

Elle conserve une image sacrée parmi la population, parce qu’elle est issue de ­l’Armée de libération nationale (ALN). En tout cas, envers les militaires de base, et jusqu’à un certain niveau dans la hiérarchie, il y a un grand respect, une vraie considération. En revanche, pour ce qui est de la tête de l’armée, tout le monde sait qu’elle est affiliée au pouvoir, qu’elle en fait partie, qu’elle est même ce pouvoir. Il faut donc bien faire la différence.

Mais, pour les Algériens, il n’y a pas de problème avec l’armée elle-même. C’est pourquoi nous espérons que, si on lui ordonne de faire des choses qu’elle ne souhaite pas faire (et qu’elle n’a pas à faire), l’armée n’exécutera pas ces ordres. C’est à ce moment-là que l’on verra de quel côté elle penche véritablement. Et puisque nous sommes bientôt au mois d’avril, pourquoi ne pas suivre les pas de son homologue portugaise, lors de la révolution des Œillets ?

À quel modèle se réfèrent les jeunes générations ? L’islam, ou la laïcité, sont-ils des enjeux importants ? Quelle est la force des islamistes aujourd’hui ?

Concernant les islamistes, personne ne peut le dire vraiment. Bien évidemment, ils sont ­présents. Cependant, ce n’est plus le même islamisme que celui de la fin des années 1980 et des années 1990. Ce ne sont plus aujourd’hui les radicaux de cette époque, ceux du Front islamique du salut (FIS) notamment. Même si je ne suis pas dupe, ni naïf, vis-à-vis de la mouvance islamiste, car l’idéologie reste peu ou prou la même.

Toutefois, personne ne peut évaluer avec précision la force du camp islamiste, celle du camp démocratique ou celle du camp nationaliste. Seules des élections démocratiques qui, je l’espère, pourront avoir lieu, trancheront la question. À part une ou deux petites formations politiques qui pèsent peu, la mouvance islamiste n’a pas été vraiment vue dans les manifestations – même si on peut penser que certains ont pu y participer individuellement. Car ceux qui votent, ou voteraient, islamiste aujourd’hui ne portent pas tous de longues barbes, des gandouras ou des couteaux entre les dents ! Il y a probablement un électorat islamiste potentiel au sein des manifestations, c’est certain. Mais il ne dérange pas les ­mobilisations car tout le monde est uni pour la même chose : changer de régime ! Bien sûr, il faudra faire la part des choses ensuite et séparer le bon grain de l’ivraie…

Enfin, pour répondre à la question sur les jeunes et leur rapport à la religion, je crois que nous n’en sommes pas encore à une revendication de laïcité comme cela peut exister dans d’autres pays, notamment en France. Les jeunes, comme le reste des Algériens, tiennent à l’islam, à leur religion. Mais ce qui frappe aujourd’hui et qui est foncièrement nouveau, c’est d’abord le côté absolument pacifique des manifestations, sans aucune provocation.

Un autre point marquant est que, le premier et le deuxième vendredi, les gens, tous âges confondus, dans les mosquées, avant de rejoindre la manif, ont demandé aux imams de se taire et d’arrêter de faire de la politique dans les mosquées. Car ils faisaient des prêches – dont le contenu leur est envoyé par le ministère du Culte, donc dans la ligne du pouvoir, le jeudi soir ou le vendredi matin – pour exhorter à ne pas aller dans la rue, en prenant en exemple ce qui s’est passé en Syrie ou en Libye. Certains imams se sont tus mais, lorsque d’autres ont refusé et voulu continuer, les gens ont tout simplement quitté la mosquée. On m’a rapporté cela de très nombreux endroits d’Algérie, pas seulement dans quelques mosquées isolées. C’est tout à fait nouveau, là aussi, c’est même la première fois ! Cela donne un véritable espoir.

La mouvance islamiste ressemblerait-elle davantage aujourd’hui à celle d’Ennahdha en Tunisie, c’est-à-dire beaucoup plus intégrée au jeu démocratique ?

Les comparaisons sont toujours délicates. Ennahdha est très intelligent en étant modéré, et surtout très présent dans la société tunisienne. Les Algériens qui voteraient islamiste sont aujourd’hui dans les manifestations, mais en tant que citoyens, sans bannière idéologique ou politique affirmée. Toutefois, en effet, ce n’est plus l’islamisme radical du FIS des années 1990. D’ailleurs, les Algériens n’ont pas oublié cette décennie-là et savent quel a été le rôle du pouvoir, mais aussi celui de l’islamisme radical ou d’une bonne partie de la mouvance islamiste, dans l’enfer qu’ils ont vécu alors.

Même si les islamistes sont là et se présentent à des élections libres, si comme je l’espère on parvient à les obtenir, il faudra aussi compter avec la mémoire du peuple algérien. D’ailleurs, la revendication qu’il faut, je crois, porter aujourd’hui, c’est celle d’une nouvelle constitution, ou d’une constituante. Elle est déjà celle de certains partis politiques, il faut maintenant tout faire pour qu’elle aboutisse. Et qu’on change de système ! Il faut écrire une nouvelle constitution reposant sur des principes démocratiques.

Hakim Addad est cofondateur du Rassemblement actions, jeunesse (RAJ).

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