Algérie : « De la libération aux libertés individuelles »

Nedjib Sidi Moussa analyse l’actuelle contestation à la lumière du passé du pays, depuis la guerre d’indépendance jusqu’aux grandes mobilisations entre 1980 et les années 2000.

Olivier Doubre  • 17 avril 2019 abonné·es
Algérie : « De la libération aux libertés individuelles »
© photo : Des manifestants brandissent un portrait de Djamila Bouhired, héroïne de la guerre d’indépendance.crédit : FAROUK BATICHE/AFP

Docteur en science politique et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique, Nedjib Sidi Moussa travaille sur les engagements radicaux dans l’espace franco-algérien. Il vient de publier une remarquable histoire des militants messalistes pendant la guerre d’indépendance algérienne (1). Présent à Alger au cours du mois de mars, il observe la contestation actuelle contre le régime et décrypte les références au passé, implicites ou explicites, des mobilisations massives qui ont eu lieu depuis l’indépendance, la séquence 1988-1991 et les mouvements berbères, notamment le Printemps noir kabyle de 2000. Il montre combien le récit officiel historique du FLN depuis 1962 est aujourd’hui contesté dans son hégémonie.

Beaucoup de manifestants et d’observateurs ont parlé de « deuxième indépendance » pour qualifier le mouvement qui a réussi à se débarrasser de Bouteflika. Partagez-vous ce qualificatif et comment prend-il son sens chez les Algériens ?

Nedjib Sidi Moussa : Je préfère parler de deuxième révolution, même s’il faut également prendre en considération la contre-révolution. Les deux phénomènes sont indissociables et on est peut-être en train d’assister, au vu des derniers développements, à quelque chose de cet ordre. Mais il est vrai que l’expression « deuxième indépendance » peut sembler elle aussi justifiée dans le sens où, en particulier lors des premiers vendredis, on a senti une atmosphère de liesse. Les gens sont sortis massivement dans la rue, partout dans le pays. Et je crois qu’ils vont continuer quelque temps à se retrouver, à se découvrir et à communier ensemble. Le parallèle me paraît justifié dans ce sens-là, c’est-à-dire du point de vue du surgissement populaire, du caractère massif et national qui dépasse, d’un point de vue numérique, ce qui s’est produit en 1962.

J’ai envie d’ajouter, concernant l’idée de « deuxième indépendance », qu’il s’agit désormais de passer de la libération nationale aux libertés individuelles. Cependant, il ne faut pas se dissimuler l’existence d’ambitions personnelles ou de manœuvres politiciennes de toutes sortes. D’autant que le régime n’a pas chuté, malgré la démission de Bouteflika. Il ne s’est pas évaporé après quelques manifestations, qui sont restées assez limitées dans leurs formes. Non seulement par leur caractère tout à fait pacifique, comme cela a été positivement souligné, mais surtout parce qu’il n’y a pas eu de débordements significatifs sur le terrain social : on n’a pas encore assisté à l’émergence de contre-pouvoirs ni d’auto-organisations conséquentes… Tout n’est pas encore terminé.

Comment la période de la guerre d’indépendance résonne-t-elle dans le mouvement actuel ? On voit une grande mixité dans les manifestations, de nombreux slogans qui renvoient à cette époque de lutte, des danses, et même la présence de grandes figures, à l’image de Djamila Bouhired (2), à côté de photos de héros de cette lutte…

On a vu quelques figures de la lutte anticoloniale dans les cortèges – et acceptées en leur sein –, ce qui signifie qu’elles ne sont pas assimilées au régime autoritaire et ont donc gardé une certaine probité aux yeux des Algériens – à la différence d’autres anciens combattants qui ont accédé à des postes à responsabilité ou se sont lancés dans les affaires. Djamila Bouhired fait partie de ces anciens combattants qui demeurent respectés par beaucoup d’Algériens. Mais, parmi d’autres slogans ou symboles qui affirment davantage la rupture avec le système actuel, les premiers liens avec la période de la lutte indépendantiste sont d’abord le drapeau, les chants patriotiques, les portraits de martyrs et un fort sentiment nationaliste affirmant la volonté de préserver la souveraineté du pays. Pas seulement contre une hypothétique ingérence française, notamment après les déclarations de Macron ou de Le Drian, mais aussi contre la Russie, les pays du Golfe ou la Chine. C’est un point très sensible chez les manifestants.

On observe en outre une effervescence de débats et de discussions à tous les coins de rue dans les villes d’Algérie, comme ce fut le cas lors de l’indépendance. Même si l’on constate aussi une certaine frilosité (ou des confusions vis-à-vis des enjeux du moment), y compris parmi les forces de gauche, avec la peur de voir brisé cet unanimisme, qui constitue selon moi un frein pour se projeter plus en avant. Quoi qu’il en soit, je crois qu’on assiste à une volonté très nette de se réapproprier une société qui a été confisquée, non pas par le colonialisme français, mais par un régime souvent assimilé, dans les slogans les plus radicaux, au néocolonialisme. J’ai ainsi lu et entendu beaucoup de slogans interpellant ainsi le régime : « Dehors les harkis ! Dehors les collabos de la France ! » Le parallèle avec 1962 est présent sous toutes ces formes…

Le slogan « FLN, dégage ! » ne renvoie-t-il pas aussi aux Printemps arabes et à celui de la Tunisie voisine ?

Bien sûr. Le terme « dégage » a été celui que les Tunisiens ont beaucoup scandé en 2010-2011. Pour le coup, cela permet d’attirer l’attention sur le rapport ambivalent des Algériens avec les Printemps arabes : il y a eu une très grande méfiance (pour ne pas dire plus) vis-à-vis de ces soulèvements, non seulement de la part du régime, qui a beaucoup joué sur la peur du chaos, mais aussi au sein de la population, y compris parmi les opposants de gauche. En particulier au moment de l’intervention occidentale en Libye. Ainsi, si l’on relit les textes d’Algériens sur les Printemps arabes, notamment du côté des anti-impérialistes les plus manichéens, on voit que l’appréciation est largement négative, voire conspirationniste.

Malgré tout, les slogans « dégage ! » ou« le peuple veut la chute du régime ! » proviennent de ces soulèvements du début des années 2010. Tout comme l’appellation « hirak », reprise du mouvement de contestation dans le Rif au Maroc. Ce qui signifie que les Algériens n’ont pas été insensibles à ce qui s’est passé et ont même suivi les événements avec attention, certes parfois avec méfiance, mais la séquence ouverte en 2011 dans la région, voire au-delà, n’a pas été sans effet…

Vous soulignez, notamment dans un article paru dans le mensuel CQFD (3), que vous avez aussi entendu à Alger le slogan « Pouvoir assassin », qui est une référence au meurtrier Printemps noir kabyle de 2001. Il semble que la présence et la revendication berbères soient tout à fait visibles, avec des drapeaux notamment. Sont-elles bien acceptées aujourd’hui par les manifestants non berbères, alors que le régime a longtemps instrumentalisé les divisions ?

Ce qui m’a frappé, lorsque je suis arrivé à Alger, a été de voir combien les drapeaux algériens, berbères et palestiniens (ces derniers étant moins présents) étaient mêlés, partout. Cela constitue une véritable révolution symbolique et témoigne d’une acceptation de la diversité et de la pluralité de l’Algérie. Même des gens plutôt conservateurs, que l’on aurait pu désigner comme arabo-islamistes, prennent en considération la berbérité de l’Algérie. Il faut bien comprendre que cela procède de luttes passées, depuis le Printemps berbère de 1980 jusqu’au Printemps noir kabyle de 2001, mais aussi de ce qui a été fait sur cette question par l’État, qui, sans que je veuille tresser des lauriers à quiconque, a quand même accompagné, bon gré mal gré, l’officialisation du tamazight (4). Même s’il reste des efforts à accomplir en la matière, le régime a contribué à ce processus, qui, je tiens à le rappeler, est le produit de combats et de mobilisations.

Mais aujourd’hui, de ce que j’ai vu, ce point n’a pas suscité de tensions à Alger et a été accepté majoritairement. Et le drapeau amazigh a été porté parfois par des personnes qui n’étaient pas originaires de régions berbérophones. Il faut le souligner car cela traduit une nouvelle étape : le drapeau amazigh n’est plus perçu comme un facteur de divisions.

Vous montrez bien dans votre livre sur les partisans de Messali Hadj que le FLN était loin d’être seul au cours de la guerre d’indépendance. Assiste-t-on aujourd’hui à la fin de l’histoire officielle indissociable d’un FLN hégémonique dans la lutte ?

Cette vision a longtemps été relayée, à l’époque du parti unique, par les médias de masse et des institutions comme l’école. Toutefois, elle n’a jamais véritablement pris dans la population, puisque ceux qui ont compté dans leur entourage des militants qui n’étaient pas au FLN se sont repliés sur les mémoires familiales, dissidentes et divergentes par rapport à ce récit monolithique qui effaçait la diversité des engagements anticolonialistes.

Avant les émeutes d’octobre 1988, des Algériens allaient en France et achetaient des livres sur l’histoire pour les rapporter sous le manteau ou dans leurs valises. Les partis d’opposition participaient aussi de la discussion sur la pluralité du mouvement indépendantiste.

Il faut donc relativiser cette lecture, d’autant qu’après 1988 on a pu quand même avoir un débat relativement pluraliste dans la presse, dans le cadre associatif ou militant, plus rarement dans les universités… Ce récit idéologique était donc déjà largement égratigné dès les années 1990.

Sans doute va-t-on pouvoir franchir un palier supplémentaire grâce à toute une série de recherches à partir de mémoires d’anciens militants, de nouvelles archives, etc. D’autant que des maisons d’édition courageuses publient ces travaux en Algérie. Nous sommes donc en train de franchir un seuil quantitatif et qualitatif de ce point de vue.

Nedjib Sidi Moussa est politiste à Paris-I


(1) Algérie, une autre histoire de l’indépendance. Trajectoires révolutionnaires des partisans de Messali Hadj, PUF (et aux éditions Barzakh en Algérie), 336 pages, 22 euros.

(2) Née en 1935, elle fut l’une des principales collaboratrices de Yacef Saadi, dirigeant du FLN durant la « bataille d’Alger ». Arrêtée, torturée et violée par les paras français, elle est libérée en 1962 grâce à une importante campagne médiatique, et notamment au livre écrit par ses avocats, Jacques Vergès et Georges Arnaud, Pour Djamila Bouhired, préfacé par Simone de Beauvoir. Elle épousera en 1965 Jacques Vergès, dont elle aura deux enfants.

(3) « FLN dégage ! », CQFD, n° 175, avril 2019, page IV d’un excellent dossier sur le Printemps algérien.

(4) La langue des Berbères.

Monde
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